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pavia-1Marie-Luce Pavia

Université Montpellier I

 

Variations sur le principe de laïcitÉ dans le droit constitutionnel français: À venir ou avenir?

A propos de l’École, mais pas seulement

 

 

 

 

Sommaire: En guise d’introduction: trois remarques méthodologiques – 1. Selon Jean Rivero, la laïcité «sent la poudre» en France. – 2. Précisions terminologiques. – 3. Conséquences de ces précisions sur l’énoncé du plan. – I. Quelles variations sur le principe de laïcité dans l’état républicain français hésitant? (1789-1879) – I.1. Le temps finissant de l’Etat monarchique constitutionnel (septembre 1791-juin 1793). – I.2. Le temps d’un premier Etat républicain (?) (1793-1802). – I.3. Le retour du temps de l’Etat monarchique constitutionnel (1814-1848). – I.4. Le retour de l’Etat républicain (?) (1848-1852). – I.5. Le retour de l’Etat impérial (1852-1870). – I.6. Le temps de la Commune de Paris (avril-mai 1871). – II. Quelles variations sur le principe de laïcité dans l’état républicain français installé? (1879-1971) – II.1. Le temps de l’installation du principe sans Constitution républicaine formelle (1879-1940). – II.2. Le temps de l’inscription du principe de laïcité dans le droit constitutionnel textuel des IVe et Ve Républiques (1946-1971). – II.3. La continuité dans le temps de l’Etat républicain (1958-1971). – III. Quelles variations sur le principe de laïcité dans l’état de/du droit constitutionnel jurisprudentiel? (1971…) – III.1. Un temps mort pour le droit constitutionnel jurisprudentiel: la loi du 15 mars 2004. – III.2. Un temps très instructif dans le droit jurisprudentiel administratif (2004-2007). – III.3. Le temps du droit constitutionnel jurisprudentiel s’installe (2004…). – En guise de conclusion: quelles futures variations pour le principe de laïcité? – 1. Quelle bizarrerie, Monsieur le Président de la République?! – 2. La République française est-elle toujours laïque ou est-elle seulement démocratique et commence-t-elle à être sécularisée? – 3. Ultimes remarques uniquement mais seulement provisoires.Notes additionnelles.

 

 

En guİse d’İntroductİon: TROİS remarques mÉthodologİques

 

1. – Selon Jean Rivero, la laïcité «sent la poudre» en France

 

Il est vrai que, sur les plans idéologique, social, juridique et financier, les "batailles", la "guerre", la "victoire ou la défaite" d’un camp sur l’autre sont d’une virulence extrême, lorsqu’il s’agit en particulier de l’école. Et ces explosions sont résumées dans une expression bien connue: "l’exception-laïque-à-la-française". Alors, à son tour, peut-on encore écrire de manière un peu originale? L’abondance des analyses ne signifie pas nécessairement l’épuisement de la recherche et, de plus, une étude proposée par une constitutionnaliste semble avoir un intérêt, surtout avec une perspective historique. Cependant, il ne s’agit pas de se tourner seulement vers le passé, mais aussi vers un futur qui n’est peut être pas très lointain, en essayant de ne pas faire de science fiction. Il est donc admis que c’est cette dimension temporelle qui permet d’interpréter le droit en général et, en particulier, le principe de laïcité. Ce parti pris appelle des précisions méthodologiques sur les mots (maux?) contenus dans l’intitulé du sujet.

 

2. – Précisions terminologiques

 

2.1. Une précision sur «droit»

L’on se rallie à la théorie systémique qui, dans une certaine mesure, rejoint l’herméneutique. D’origine scientifique, la première est très complexe et repose sur l’idée de "boucle de rétroaction" qui régit les systèmes vivants. Ce faisant, c’est le temps, entre l’entrée et la sortie de ces derniers, qui est déterminant pour observer comment celle-ci rétroagit sur celle-là et ainsi de suite. Tel est le cas aussi de tout discours – y compris le discours juridique –, qui est vivant et qui, pour être analysé, doit tenir compte aussi du temps qui passe entre son émetteur et son lecteur. De ce point de vue, il s’agit alors du "cercle herméneutique" proposé en France par Paul Ricœur qui s’est intéressé à l’interprétation[1]. Dans une œuvre très importante aux dimensions multiples sur le plan philosophique, il est simplement choisi ici que cette figuration d’un temps qui circule peut expliquer l’histoire à travers trois temporalités qui s’entrecroisent: «la réception du passé» qui est vécue «dans le temps du présent» et qui indique les voies du «temps futur» et ainsi de suite, qu’il s’agisse des textes, des actions ou des évènements.

 

2.2. Une précision sur «droit constitutionnel»

A cet égard, des générations de juristes ont appris que la Constitution (écrite avec un "C" majuscule) marque symboliquement l’identité de chaque Etat, toujours en majuscule, enfermé dans ses frontières nationales. Cette identité – au sens de différence - entraîne le principe de souveraineté politique et juridique, notamment en ce qui concerne l’établissement de la règle de droit, toute entière, en France, contenue dans la Loi parlementaire (écrite elle aussi avec un "L" majuscule). D’ailleurs, cette souveraineté législative, d’un côté, a rejeté dans l’ombre la Constitution, car depuis que cette dernière a été écrite (à partir de 1791), il n’y a jamais eu, avant celle de 1958, de contrôle technique de conformité de la loi à la Constitution entrepris par une institution organiquement et fonctionnellement séparée des pouvoirs politiques. D’un autre côté, l’absolutisme législatif a été renforcé dès le titre préliminaire du Code civil rédigé en 1804, dont l’article 5 énonce: «Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises». Et l’on prête à Robespierre cette phrase terrible: «désormais, il n’y a plus de jurisprudence!». Ceci veut dire que seule la Loi dispose par voie générale et que la jurisprudence n’est pas source de droit. Chaussant les lunettes d’aujourd’hui, l’on peut estimer que, finalement depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, l’étude de l’Etat et celle de son ordre juridique étaient simples.

En revanche, deux éléments vont troubler cette tranquille assurance. Le premier est relatif à la création, dans la Constitution de 1958, du Conseil constitutionnel, dont l’un des rôles est justement de contrôler la conformité de la loi (écrite désormais avec un "l" minuscule) à la Constitution qui, explique-t-on, est enfin devenue la norme fondamentale interne à partir de 1971. Le second concerne la construction européenne. Chacun le sait, cette dernière est un ordre juridique original dans lequel le droit seul marque symboliquement son identité, sans Nation, sans Constitution, sans Etat et même sans Loi. Les juristes en concluent qu’il y a cohabitation entre droit européen et droits nationaux des Etats-membres, ce qui entraîne la constitution d’un Etat de droit à deux niveaux: celui de l’Union européenne et celui de ses Etats-membres. Même si le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe de 2004 est mort-né, les constituants nationaux ont accepté que soient respectées les exigences de l’ordre juridique communautaire, à condition, pour l’instant, qu’elles ne soient pas contraires à celles des ordres juridiques nationaux. De plus, cet "Etat" doit tenir compte de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales qui, en 1950, a été élaborée dans le cadre du Conseil de l’Europe qui, lui, n’a aucune prétention à être un Etat. Pourtant, cette convention doit être ratifiée, notamment, par les nouveaux Etats qui adhèrent à l’Union européenne. Ainsi, dans l’espace que couvre la Convention, composé de quarante-sept Etats-membres, il y a celui des vingt-sept Etats de l’Union, à l’intérieur duquel il faut tenir compte de chacun des membres étatiques, qui sont historiquement les plus anciens. Si l’on veut être complet, tous ces espaces sont englobés, depuis 1945 et au niveau international, dans l’Organisation des Nations Unies qui compte, à ce jour, cent quatre-vingt-douze membres. Et, dans ce vaste ensemble général, l’un des problèmes fondamentaux est relatif aux droits de l’Homme, aux idéologies qui les fondent, aux instruments qui les proclament, à leurs garanties juridiques et à leur effectivité sur le terrain. 

En conséquence, pour analyser le droit constitutionnel contemporain, ainsi que les autres branches du droit, l’on se propose de tenir compte des argumentations juridiques qui tentent d’articuler tous ces systèmes de droit qui s’emboîtent les uns dans les autres, comme dans une sorte de poupée russe. En particulier, l’étude porte sur les discours qui, très majoritairement, sont en vogue chez les juges dans leurs décisions et chez les membres de la doctrine juridique que commentent ces dernières, les uns et les autres s’observant mutuellement, notamment dans le cadre régional européen qui est très élaboré. Il est également tenu compte du fait que l’"Etat" de droit, essentiellement jurisprudentiel, s’approfondit, ce qui donne à voir un système de droits dans lequel l’on rencontre ce que le droit européen issu de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dénomme des «valeurs communes» qui lui sont propres et des "valeurs" qui ne lui appartiennent pas, c’est-à-dire des "valeurs nationales". Ceci complique singulièrement les choses pour les observateurs, car cette cohabitation entre ces deux "catégories" peut être pacifique, mais elle peut, aussi, devenir rapidement un rapport de forces dans lequel il y a un perdant. Mais qui? Voilà la question!

 

2.3. Une précision sur le «principe de laïcité»

Avant la déclaration formelle de la Ière République, proclamée par la Convention nationale le 25 septembre 1792, la conception paradoxale du principe a été imaginée par Nicolas de Condorcet[2], qu’il a exposée en avril de la même année. Il s’agit bien d’un entre-deux constitutionnel, puisque la première Constitution écrite de 1791 est de type monarchique, mais elle ne l’est plus absolument, et la seconde, du 24 juin 1793, fait douter qu’elle soit réellement républicaine.

Dans ce moment-là, très court, cette théorie permet de sérier les questions centrales: pourquoi et comment penser un modèle étatique rationnel dans lequel l’on suppose, d’un côté, que le lien communautaire avec une transcendance est effacé, ce qui, d’un autre côté, permet la formation du lien politique entre des citoyens réunis en corps unifié sans référence à des convictions particulières. C’est la raison pour laquelle ce dernier est différent du corps civil dans lequel se déploient ces dernières. La laïcité est née, toutefois sans être nommée. Elle repose sur quatre présupposés:

- la société civile est un corps morcelé, en particulier, à l’époque, du fait des croyances religieuses;

- la volonté rationnelle du peuple souverain entraîne sa constitution en corps politique composé de citoyens qui ne se réfèrent pas à un dogme;

- dans la Nation, lorsque que l’Etat est requis pour unifier ce corps, il ne peut que le faire aussi sans référence à un dogme;

- c’est dans cette élévation, d’un plan horizontal à un plan vertical, que s’inscrivent l’homme et le citoyen et leurs droits civils et politiques qui, tous, sont ainsi pensés deux fois. Verticalement, la République, particulièrement l’instruction publique qui, égalitaire pour tous a un certain caractère politique et social, est un devoir de l’Etat nécessairement laïque, substantiellement et matériellement. C’est dans ce plan que prend place la neutralité qui s’adresse spécifiquement aux élèves qui sont des futurs citoyens. Et cette instruction publique est, en elle-même, différente de l’éducation qui, elle, relève des familles dans la société civile, au nom de la liberté individuelle des hommes qui s’épanouit horizontalement.

Autrement formulé et de manière générale, le titulaire des droits à une double identité: il est à la fois un "homme" porteur de son histoire particulière et un "citoyen" dépouillé de ses différences. La Loi de l’Etat, qui règne sur tout le territoire national, a bien cette fonction essentielle: permettre que les droits, qui sont respectivement ceux de l’homme et du citoyen, soient garantis. C’est ainsi que le décor idéel est planté: tous les hommes et les citoyens sont égaux aux yeux de la Loi[3] et la République laïque, dont l’enfantement sera long et douloureux, est fondée. Devant la Commission de l’Instruction publique de la Convention, Nicolas de Condorcet, dont la théorie est contenue dans les «Cinq mémoires sur l’instruction publique», présente son «Rapport et projet de décret les 20 et 21 avril 1792 portant sur l’organisation générale de l’instruction publique». Las, cette assemblée n’a jamais adopté ce texte, qui n’a donc jamais été appliqué.

 

2.4. Des précisions sur d’autres termes

2.4.1. Sur l’"Etat". Pour ma part et puisque chacun sait que l’état de droit n’est pas un Etat au sens classique du terme, il est proposé de remplacer le "E" majuscule par un "e" minuscule et de s’en tenir, surtout dans le troisième temps de l’analyse, à une expression qui mêle "de" et "du". Car cet état de droit donne à voir aussi l’état du droit, tout comme l’a fait l’"Etat", tel qu’il a commencé à apparaître au cours de l’époque moderne pour s’installer ensuite. Alors, pourquoi pas, aujourd’hui, une forme nouvelle d’écriture où l’on retrouve "état" qui introduit avec une minuscule, a la même sonorité et correspond plus à la matérialité des choses.

2.4.2. Sur "catégorie" et "valeur" volontairement écrites entre guillemets. En effet, une "catégorie" permet de ranger, de manière étanche, les objets qu’elle contient. Or, avec l’emboîtement signalé entre plusieurs ensembles juridiques, ce mot "catégorie" ne semble pas pertinent. Il en est de même pour "valeur" qui est un jugement d’ordre méta juridique. Ainsi, je propose d’utiliser plutôt "principe" qui, lui, permet de remonter aux origines de ses applications concrètes et de rendre compte de ces dernières. Dans cette optique, la définition de la laïcité impose le refus de toute "valeur", au nom de la raison. En conséquence, dans l’état de/du droit qui se développe en France depuis 1971, comme il n’y a pas séparation entre au moins deux ensembles de principes, les principes communs du droit européen, plus récents que les principes étatiques, n’ont-ils pas vocation à faire de ces derniers des principes secondarisés?

2.4.3. Sur "avenir" et "à venir". Le premier est un substantif qui évoque un temps futur que l’on espère durable. Le second est une locution adverbiale signifiant, dans le langage du droit, une sommation. Et le point d’interrogation écrit à leur suite résume la problématique envisagée: puisque le principe de laïcité est français, quelle est la caractéristique de son futur, lorsqu’il est confronté aux principes européens positifs supra nationaux?

2.4.4. Sur «à propos de l’école», «mais pas seulement». Il est habituel de faire correspondre la portée du principe de laïcité à l’école publique, puisque cette dernière est un lieu d’instruction citoyenne. Mais la citoyenneté se déploie dans tout l’Etat. C’est la raison pour laquelle lorsque, à partir de 1946, les textes constitutionnels se référeront expressis verbis à la laïcité, ils feront de cette dernière un qualificatif de la République. Il en résulte que, même si le milieu scolaire public est très important, il n’est pas le seul pour fonder la République.

2.4.5. Sur "variation". A cet égard, il suffit de rappeler quelques évènements qui se sont déroulés à partir des années quatre-vingt. Le point culminant de la "guerre scolaire" a été atteint lorsque Alain Savary, ministre de l’Education Nationale, en tentant d’unifier l’école publique et l’école privée, a rallumé ses feux. Son projet, que les députés socialistes ont radicalisé, a déclenché un véritable raz de marée de protestations. En juin 1984, près d’une million de manifestants ont défilé dans les rues de Paris, les uns au nom de l’école républicaine laïque, les autres, beaucoup plus nombreux, au nom de l’école dite libre. Désavoué par François Mitterrand, président de la République, Alain Savary a remis finalement sa démission du gouvernement quelques heures avant l’annonce de la démission complète du gouvernement Pierre Mauroy en juillet 1984. L’on n’entendra plus parler du grand service public de l’Education regroupant les deux types d’écoles.

Le débat va bientôt renaître avec l’installation d’une vielle religion mais nouvelle massivement en France: l’islam[4]. Il naît en 1989 à propos de jeunes filles portant un foulard islamique dans un collège public, ce qui donnera lieu à l’«Avis sur le port du foulard islamique» rendu, le 27 novembre 1989, par le Conseil d’Etat. Puis la loi du 15 mars 2004 «encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics» semblera clore la polémique sur ce problème[5]. Sur le plan juridique, une bataille en faveur de la laïcité venait d’être remportée. Etait-ce à dire que la guerre allait être, dans le futur, gagnée?

A partir de 2009, on retrouve encore la même vivacité et beaucoup d’ambiguïtés à propos de ce que l’on dénomme le "voile intégral" - ou burqa - porté par des musulmanes cette fois-ci hors de l’école, c’est-à-dire dans l’espace public entendu comme lieu de relations avec les autres dans toute la société. Parmi les fondements possibles du texte de loi en préparation, le principe de laïcité a été bien sûr évoqué, pour être finalement abandonné, au grand dam de ceux qui, désormais, sont rejetés dans deux camps opposés récemment baptisés "ultra laïque" et "ultra libéral". Le premier perd la bataille et le second, s’appuyant sur l’état du droit positif, aurait tôt fait d’attaquer la loi fondée sur ce seul principe.

L’on reviendra évidemment sur ces évènements, parce que, beaucoup plus qu’avant[6], le débat politique donne une large place au droit français qui, lui-même, est sous influence du droit international et, surtout, du droit régional européen. En tout cas, une conclusion s’impose. Le rythme du principe de laïcité, loin de s’atténuer, s’accélère de manière effrénée, rappelant peut-être celui de la chanson de Jacques Brel: «La valse à mille temps» qui, au bout du compte, fait perdre le souffle. Puisque l’on est dans le cadre d’un colloque, ne peut-on, tout en essayant de décrire une certaine réalité, avoir du plaisir? C’est la raison pour laquelle c’est la signification musicale du mot "variation" qui a été retenue, c’est à dire: un procédé de composition qui permet, autour d’un thème central, de transformer ce dernier qui reste reconnaissable.

 

3. – Conséquences de ces précisions sur l’énoncé du plan

 

La partition ayant été écrite, sans aucune hésitation, depuis que la-laïcité-à-la-française est devenue un principe qui pose problème, tout démontre qu’il est fondamental pour caractériser l’espace public de l’Etat/Nation. Comme il n’est évidemment pas question d’envisager les "mille temps" de la valse de Jacques Brel, plus classiquement, trois temps sont distingués dans les développements ci-dessous, tout en n’oubliant pas qu’ils ont un objectif: tenter de comprendre ce que signifie, dans une approche de type herméneutique, la laïcité en droit constitutionnel. Tout en sachant aussi que son histoire est loin d’être un long fleuve tranquille, d’autant plus que son rythme temporel ne coïncide pas forcément avec celui des Constitutions formelles. Au contraire, il s’inscrit dans de nombreux allers-retours, des dits et des non-dits, ce qui jouent des tours à ceux qui s’y intéressent.

Dans le cadre du premier temps, la République se cherche, tout comme la laïcité. Si certains de ses éléments apparaissent, elle ne sera pourtant pas nommée pendant longtemps dans le droit constitutionnel. Le deuxième est caractérisé par un double mouvement constitutionnel: d’abord le principe est sous-jacent de 1875 à 1940, et, ensuite, il est nommé dans les Constitutions de 1946 et de 1958. L’on pourrait dire que c’est le temps de la laïcité de/dans l’Etat républicain installé. Dans le troisième temps, le principe est sur les plans textuel et jurisprudentiel constitutionnalisé, mais, en même temps, il est en relation avec des principes communs européens. C’est le temps de l’état de/du droit constitutionnel, mais pas seulement.

 

 

I. quelles varİatİons sur le prİncİpe de laïcİté dans l’État rÉpublİcaİn Françaİs hÉsİtant? (1789-1879)

 

L’on peut distinguer périodes qui permettent de mettre en place certains aspects de la laïcité.

 

I.1. – Le temps finissant de l’Etat monarchique constitutionnel (septembre 1791-juin 1793)

 

La «Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen» du 26 août 1789 fait office d’ouverture de ce type d’Etat, tandis que se délite l’Etat monarchique absolutiste. Elle énonce dans son article 10: «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi». Avec toute la déclaration, cet article fait partie, aujourd’hui, du "bloc constitutionnel positif". Cependant, bientôt, l’Assemblée nationale vote, le 12 juillet 1790, la loi sur la constitution civile du clergé dont le but est de remplacer le Concordat de 1516, puis la laïcisation de l’état civil, qui entraîne celle du mariage civil qui est désormais régi par la loi civile et non plus la loi religieuse... Ce faisant, apparaît en filigrane la conception d’une certaine laïcité-à-la-française hostile à l’Eglise catholique.

La Constitution monarchique des 3 et 4 septembre 1791 contient certains éléments du principe, toujours en filigrane dans son texte. Précédée de la Déclaration de 1789, elle débute par un «Titre premier contenant les “Dispositions fondamentales garanties par la Constitution». Parmi elles, l’alinéa 6 stipule: «Il sera créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes et dont les établissements seront distribués graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume». L’instruction publique devient un droit économique et social que l’Etat doit mettre en œuvre à travers des établissements d’enseignement. De la même manière, Charles-Maurice de Talleyrand, dans le Rapport sur l’instruction publique qu’il fait au nom du Comité de Constitution de l’Assemblée nationale les 10, 11 et 19 septembre 1791, reprendra cette idée. «Les pouvoirs publics, écrit-il, sont organisés: la liberté, l’égalité existent sous la garde toute puissante des Lois; la propriété a retrouvé ses véritables bases; et pourtant la Constitution pourrait sembler incomplète, si l’on n’y attachait enfin, comme partie conservatrice et vivifiante, l’instruction publique, que sans doute on aurait le droit d’appeler un pouvoir, puisqu’elle embrasse un ordre de fonctions distinctes qui doivent agir sans relâche sur le perfectionnement du Corps Politique …». Se pourrait-il que Talleyrand soit le précurseur de Condorcet, précisément sur ce type d’instruction?

Ne résistant pas longtemps aux assauts de la grande Révolution, la Constitution de 1791 disparaît rapidement et l’on peut se demander si elle a même été appliquée. Lui succède une période qui inaugure une seconde phase oscillant entre Constitution monarchique et Constitution républicaine (?). C’est le temps des hésitations et des retours qui vont encore une fois donner certaines caractéristiques au principe de laïcité.

 

I.2. – Le temps d’un premier Etat républicain (?) (1793-1802)

 

Dans sa Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la Constitution de 1793 contient un article 22 selon lequel: «L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens». Cependant, ce texte a été immédiatement suspendu, jusqu’au retour de la paix espérait-on. Il est vrai que deux types d’ennemis menaçaient la République: ceux de l’extérieur et ceux de l’intérieur parmi lesquels deux anciens corps de la monarchie absolue: l’aristocratie et l’Eglise catholique, cette dernière occupant une place très importante, notamment dans le domaine social. La Terreur étend son empire et la Constitution n’a jamais été sortie de l’urne où elle avait été solennellement enfermée. Elle n’a donc n’a jamais été appliquée.

Quant à la "laïcité", elle n’est toujours pas nommée et Robespierre va même contredire la théorie de Condorcet. Il soutient un plan d’"éducation nationale" (proposé par Peletier de Saint Fargeau) et, surtout, il institue par un décret du 7 mai 1794, adopté par la Convention montagnarde sur un rapport qu’il écrit lui-même au nom du Comité de salut public, un calendrier de fêtes républicaines. Désormais, apparaissaient les valeurs dont se réclamait la République qui se substituaient aux valeurs catholiques, puisque la Convention établissait le culte de l’Être Suprême qui se juxtaposait au culte de la Raison. Et l’on sait que, en ce temps-là, la "loi" du Comité retombait de tout son poids sur les individus. Las aussi, cette conception redoutable laissera des traces dans la mémoire idéologique française.

Après la chute de Robespierre, la Constitution du 22 août 1795, établie en présence de l’Etre suprême, est républicaine (?) comme l’était celle de 1793 (?). Elle est également précédée d’une Déclaration des Droits et des Devoirs de l’Homme et du Citoyen. Dans la première partie consacrée aux droits, elle ne comporte aucune mention d’un droit à l’instruction pour tous. En revanche, dans la seconde partie consacrée aux devoirs, le décor sur la conception impérativement religieuse de la Loi, qui perdurera très longtemps, est planté dans deux articles: d’abord, l’article 5 énonce: «Nul n’est homme de bien, s’il n’est franchement et religieusement observateur des lois». Ensuite, l’article 6 précise que «Celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société».

La Constitution du 13 décembre 1799 n’est que très formellement républicaine, tandis que celles du 4 août 1802 et du 18 mai 1804 ne mentionnent plus la République. A marche forcée, avec ces deux dernières, Bonaparte d’abord et Napoléon ensuite étendent leur empire. C’est ce qui permettra aussi de poser des fondations sur lesquels nous vivons encore. Tel est le cas notamment de l’Université qualifiée d’impériale qui, publique, coiffera tous les établissements d’enseignement. Tel est le cas aussi du Concordat signé avec le pape Pie VII le 15 juillet 1801, lorsque le citoyen Bonaparte était encore premier consul, avant de devenir consul à vie, puis empereur des Français. Les articles organiques d’avril 1802 s’appliqueront aux Eglises catholique et protestante, et ceux de 1808 organiseront le culte israélite. L’on retiendra l’article 14 du Concordat selon lequel: «Le Gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés dont les diocèses et les cures seront compris dans la circonscription nouvelle», ce qui, entre autres, abolit la séparation entre l’Etat et les Eglises. C’est pourtant ce régime qui perdure, actuellement, en Alsace et en Moselle.

 

I.3. – Le retour du temps de l’Etat monarchique constitutionnel (1814-1848)

 

Bien que la période suivante – 1818 à 1848 – soit caractérisée par la restauration de l’Etat monarchique, il faut tout de même remarquer ce qui aura son importance pour la suite des conséquences sur le principe envisagé, notamment dans le cadre de la Charte du 14 août 1830. Elle se réfère à la précédente Charte du 4 juin 1814 qui avait permis le retour de Louis XVIII, tout en la modifiant. D’une part, elle n’est plus octroyée par le roi Louis-Philippe, elle ne se place plus sous les auspices de Dieu et elle ne fait plus de la religion catholique apostolique et romaine une religion d’Etat. D’autre part, elle contient trois dispositions intéressantes. Son article 5, reproduisant l’article 5 de 1814, énonce que «Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection». Avec l’article 6, ce ne sont plus les seuls ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, professée par la majorité des Français, mais également ceux des autres cultes chrétiens qui reçoivent des traitements du Trésor public. Et son article 69, 8° stipule qu’il «sera pourvu successivement par des lois séparées et dans le plus court délai possible aux objets qui suivent parmi lesquels “l’instruction publique et la liberté de l’enseignement». La loi du 28 juin 1833, adoptée sous l’impulsion de François Guizot, alors ministre de l’instruction publique, traite donc de l’enseignement primaire en l’organisant autour du principe de liberté. En premier lieu, il s’agit de la liberté de l’enseignant puisque «tout individu âgé de dix-huit ans peut exercer librement la profession d’instituteur primaire, à condition d’obtenir un brevet de capacité, délivré à l’issue d’un examen, et de présenter un certificat de moralité». En second lieu, la liberté de l’enseignement est visée également, puisque les établissements privés sont légalisés.

 

I.4. – Le retour de l’Etat républicain (?) (1848-1852)

 

La Constitution du 4 novembre 1848 est fondatrice, toujours en présence de "Dieu", de la IIe République. Selon les termes de l’article 8, «La République doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son travail, et mettre à la portée de chacun l’instruction indispensable à tous les hommes …». Et, l’article 9 indique: «l’enseignement est libre, tout en s’exerçant selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois et sous la surveillance de l’Etat qui s’étend à tous les établissements d’éducation et d’enseignement, sans aucune exception». La lecture de ces deux textes oblige à conclure que c’est à l’ombre paternaliste de l’Etat que s’exercent toutes les libertés, et, pour la première fois, tous les droits économiques et sociaux. Parmi eux, il y a l’instruction dispensée par tout établissement d’enseignement, qu’il soit public ou privé, ce qui abolit la séparation entre l’Etat et les Eglises. Et, pour la première fois aussi, l’enseignement contient à la fois l’instruction, qui est l’apprentissage d’un savoir scientifique, et l’éducation, cette dernière ayant une connotation morale chez Condorcet[7]. Alfred de Falloux, ministre de l’Instruction publique, fait adopter la loi du 15 mars 1850 qui instaure la liberté de l’enseignement secondaire. Elle fait la distinction entre l’enseignement public, à la charge d’une commune, d’un département ou de l’État, et l’enseignement privé qui se voit accorder une grande liberté. Par ailleurs, elle favorise l’enseignement catholique dans les établissements primaires et elle oblige les communes de plus de huit cents habitants à ouvrir une école de filles. Dans ce système, tout est contraire au principe de laïcité.

 

I.5. – Le retour de l’Etat impérial (1852-1870)

 

Tourmentée par des forces contraires, la Constitution de 1848 disparaît avec, d’abord, la Constitution du 14 janvier 1852 et, ensuite, la mise en place du Second Empire de Louis Napoléon Bonaparte dans le cadre du sénatus-consulte du 7 novembre 1852. Dix ans plus tard, Victor Duruy va commencer à plaider pour la constitution d’un grand service public de l’enseignement primaire, gratuit et obligatoire qu’il ne parvient pas à finaliser. En revanche, il impose l’obligation pour chaque commune de plus de cinq cents habitants d’ouvrir une école pour filles, l’extension de la gratuité de l’enseignement public du premier degré à huit mille communes et l’institution d’un certificat d’études primaires sanctionnant la fin du cycle élémentaire.

Le 2 septembre 1870, Louis Napoléon Bonaparte est défait à Sedan, ce qui entraîne la chute de son empire. Le surlendemain, la République est proclamée et les membres de la Chambre des députés l’adoptent officiellement, contre les monarchistes, à une voix de majorité le 30 janvier 1875. Bientôt, sont votées, les 24 et 25 février et le 16 juillet 1875, des lois qui font office de Constitution et qui ne traitent que des pouvoirs publics. En effet, en raison du contexte politique, il n’était pas question que l’on se prononçât sur des principes républicains.

 

I.6. – Le temps de la Commune de Paris (avril-mai 1871)

 

Dans ce contexte, s’intercale un court évènement qui, cependant et pendant longtemps, marquera idéologiquement les esprits avec sa conception particulière de la laïcité. La Commune de Paris, qui a duré deux mois environ, s’achève par la "semaine sanglante" des 21 au 28 mai 1871. Depuis le décret du 2 avril «séparant l’Eglise de l’Etat», supprimant le budget des cultes et dénonçant le Concordat de 1802, sous la houlette de Edouard Vaillant, l’enseignement confessionnel est interdit et, dans le XXe arrondissement, des écoles primaires publiques laïques sont gratuites. Sur le plan mélodique et métaphorique, pendant cette période, l’on fredonne «Le temps des cerises», chanson populaire joyeuse et pathétique à la fois. Après la victoire des Versaillais emmenés par Adolphe Thiers, Président de la République de 1871 à 1873, autour du Mur des Fédérés du cimetière du Père Lachaise, tous les ans, se recueillent des francs-maçons, des communistes, des syndicalistes et des socialistes, tous athées.

Moins d’un siècle après que sa théorie ait été émise, dans ce tourbillon monarchiste, impérial, républicain et révolutionnaire, le principe de laïcité est malmené et, après la mort physique de Nicolas de Condorcet dans des conditions douteuses, n’y aurait-il pas sa mort intellectuelle, ce qui serait très grave? Formellement, il faut attendre la Constitution du 27 octobre 1946, instaurant la IVe République, pour qu’apparaisse la laïcité, non pas sous la forme d’un substantif mais sous celle d’un adjectif qualifiant, avec «démocratique et sociale» cette république. Tel est le cas également dans le cadre de la Constitution du 28 octobre 1958 qui inaugure la Ve République. Plusieurs fois révisée de manière profonde, cette dernière est toujours en vigueur, atteignant ainsi une sorte de record de vie constitutionnelle. C’est ce phénomène de longévité qui permet le développement de l’état de/du droit et non son apparition qui, comme on l’a remarqué, est bien antérieure.

 

 

II. Quelles varİatİons sur le prİncİpe de laïcİtÉ dans l’État rÉpublİcaİn françaİs İnstallÉ? (1879-1971)

 

Heureusement, l’on retrouve la valse classique en trois temps, puisque, à partir de 1946, le principe entre en scène. Cependant, entre le premier et le dernier temps, existe un deuxième temps intermédiaire dans lequel il n’y a pas de Constitution, mais qui est décisif pour une certaine compréhension de la laïcité.

 

II.1. – Le temps de l’installation du principe sans Constitution républicaine formelle (1879-1940)

 

L’on ne peut pas faire l’impasse sur la IIIe République qui débute véritablement à partir de 1879, lorsque Patrice de Mac Mahon, Président de la République, mais représentant les partisans du retour à la monarchie, démissionne. Alors, toujours chancelante, cette République commence à s’installer.

L’ancrage de la "Constitution" résulte d’un faisceau de grands évènements politiques et juridiques, parmi lesquels se pose la question de l’affermissement de l’autorité de l’Etat sur les Eglises. C’est donc dans une atmosphère générale très tendue que sont adoptées trois lois très importantes: celle du 7 juillet 1904 qui interdit l’enseignement de tout ordre et de toute nature aux congrégations, même lorsqu’elles sont autorisées. Ceci a entraîné le Pape Pie X à rompre les relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la France et, à son tour, à interdire les associations cultuelles créées par la loi du 10 août 1906. Surtout, c’est la loi du 9 décembre 1905 intitulée de «La séparation des Eglises et de l’Etat» qui est demeurée très célèbre.

Son Titre I contient les deux premiers articles suivants:

- Art. 1: «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public».

- Art. 2: «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons …».

Il n’est pas besoin d’insister sur ces articles, tant ils ont été abondamment commentés. En revanche, a-t-on prêté suffisamment attention au fait que c’est la «République (qui) assure… et garantit l’exercice des cultes… (mais) qui n’en reconnaît… aucun»? Ils établissent donc bien la liaison entre la République et la séparation, ce qui veut dire non confessionnalité de l’Etat ou sa neutralité qui ne sont pas forcément laïques. D’ailleurs, la laïcité n’est pas nommée dans cette loi. Tel est aussi le cas dans ce grand moment d’éloquence parlementaire qu’est le rapport d’Aristide Briand[8] qu’il prononce au nom de la Commission relative à la séparation des Eglises et de l’Etat. Ainsi, dans cette République, l’Etat va être chargé de l’un des services publics essentiels: l’école publique qui, elle, va symboliser la séparation du public et du privé, parce que l’on espère qu’elle permettra véritablement de fonder une République qui est demeurée instable jusqu’à la fin de la première guerre mondiale.

Cependant, jusqu’à aujourd’hui, c’est le contexte passionnel marqué par un anticléricalisme de combat qui laissera des traces importantes dans la compréhension du principe de laïcité. N’est-ce pas pour cette raison que, à l’époque, l’on désignait les instituteurs sous les termes de "hussards de la République" en lutte contre les cléricaux? Jusqu’à ce jour, ce climat politique a entraîné une longue réticence des Républicains à considérer que la liberté de l’enseignement, réclamée par l’Eglise catholique, soit républicaine. Et il est toujours sous-jacent à propos particulièrement du financement des établissements d’enseignement privés qui sont, dans la quasi-totalité des cas, catholiques.

Au cours de la IIIe République, sa stabilisation conduit au fait que la séparation entre l’Etat et les Eglises n’a jamais été totalement une réalité. A partir de 1918, sans que les textes changent, les congrégations enseigneront avec l’accord tacite de l’Etat, ce qui donne, rétroactivement, tout leur sens aux lois Jules Ferry de 1881 et de 1882, dans lesquelles l’obligation d’instruction n’est pas une obligation de scolarisation. Elles n’imposent pas non plus que les enfants, s’ils sont scolarisés, le soient uniquement dans des écoles publiques où règne bien sûr l’instruction publique qui impose une neutralité religieuse. Elles considèrent donc que cette obligation d’instruction peut être satisfaite aussi dans des écoles privées ou dans les familles. Tout cela au nom de la liberté de conscience individuelle.

Après la fin de la seconde guerre mondiale et la chute de l’Etat français, la République est heureusement de retour et elle doit être fondée constitutionnellement.

 

II.2. – Le temps de l’inscription du principe de laïcité dans le droit constitutionnel textuel des IVe et Ve Républiques (1946-1971)

 

Au terme d’une lente maturation, la République "laïque" apparaît et en même temps, elle est "démocratique" et "sociale". C’est le cas du projet de Constitution du 19 avril 1946 précédé d’une "Déclaration des Droits de l’Homme", dont l’article 13 est ainsi rédigé: «Nul ne peut être inquiété en raison de ses origines, de ses opinions ou croyances en matière religieuse, philosophique ou politique. La liberté de conscience et des cultes est garantie par la neutralité de l’État à l’égard de toutes les croyances et de tous les cultes. Elle est garantie notamment par la séparation des Eglises et de l’Etat, ainsi que par la laïcité des pouvoirs et de l’enseignement publics». Ce texte repose sur deux présupposés: la liberté de conscience et des cultes est garantie parce que l’Etat républicain est libéré de toute allégeance[9], d’autant plus que, dans l’espace public laïque, il y a séparation entre les deux transcendances: celle de l’Etat et celle des religions. Le projet, fortement contesté par le MRP qui craint que les écoles privées ne reçoivent pas d’aide financière de la part de l’Etat, n’a pas été adopté par référendum. Il a donc fallu se pencher sur la rédaction d’un autre projet constitutionnel qui deviendra, après approbation référendaire, la Constitution du 27 octobre 1946.

Elle est précédée, non pas d’une déclaration, mais d’un Préambule (mot plus littéraire que juridique) qui édulcore la déclaration précédente, puisqu’elle est le résultat d’un compromis entre le MRP, la SFIO et le PCF. L’alinéa 1 énonce: «(…) le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’Homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République». Et, dans l’alinéa 13, «La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat». Il n’est plus question de séparation, mot sans doute lourdement chargé de sens sur le plan historique et c’est la "Nation", notion différente de celle de "République", qui "garantit ... ". C’est donc dans ce cadre que André Marie, alors ministre de l’Education Nationale d’août 1951 à juin 1954, fait voter les lois dites Marie et Bérangé, dont l’objectif est d’accorder une aide financière de l’Etat aux établissements d’enseignement privés puisque tous les enfants qui les fréquentent font évidemment partie de la nation française.

Si les lois constitutionnelles de 1875 ont vécu pendant soixante-dix ans, la Constitution de 1946 a sombré au bout de douze ans. En effet, elle a été prise dans une tenaille qui va la miner: sur le plan interne, il y a eu les affres politiciennes et, sur le plan extérieur, il y a eu la pression de la communauté internationale en faveur de l’indépendance de l’Algérie. A la suite de cela, vient la Constitution de 1958, mais dans sa rédaction originaire, c’est-à-dire: jusqu’à 1971.

 

II.3. – La continuité dans le temps de l’Etat républicain (1958-1971)

 

II.3.1. Pourquoi avoir choisi la date de 1971 pour marquer la fin de cette période et le début de la suivante? Pour les constitutionnalistes français, elle est la première étape d’une sorte de "révolution" concernant le Conseil constitutionnel créé en 1958 et dont la montée en puissance s’effectue à partir de la célèbre décision no 71-44 DC du 16 juillet 1971 «Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association»[10].

 

II.3.2. La Constitution de 1958, précédée également d’un préambule très court et mal écrit, proclame «solennellement (l’attachement du peuple français) aux droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946». L’article premier reprend le même texte qu’en 1946 sur la République, en y ajoutant: qu’«Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances». Quant à lui, l’article 34 précise que la loi détermine les principes fondamentaux de l’enseignement. Ce dernier, plus large que l’"instruction", devient une transmission de connaissances dans le cadre de la formation initiale ou continue. Il revient donc au gouvernement d’organiser un ensemble d’apprentissages diversifiés dans des institutions ou établissements variés, publics ou privés.

Le Premier Ministre, Michel Debré, s’attelle en personne au délicat problème du financement des écoles privées et il prononce, à l’Assemblée nationale, un discours très important[11] le 23 octobre 1959: «… A côté de l’éducation nationale et de l’enseignement public, dit-il, il existe un enseignement privé… Je voudrais, pour bien me faire comprendre, précise-t-il, évoquer un exemple récent. Pendant les années d’occupation, s’exerçait sur l’enseignement public un pouvoir arbitraire. Des lois contraires aussi bien aux principes fondamentaux de la nation qu’au droit naturel des gens ont chassé certains maîtres de l’enseignement public, ont interdit, en droit ou en fait, l’accès des écoles publiques à certains enfants. De nombreux maîtres, juifs ou francs-maçons, pour gagner leur vie, de nombreuses familles pourchassées, pour instruire leurs enfants, ont alors trouvé le havre bienfaisant d’un enseignement extérieur à un État provisoirement asservi». C’est la raison pour laquelle il ajoute: «Je pense – je le dis tout net à certains qui l’ont trop vite oublié – que ce qui a été fait au cours de ces tristes années par quelques établissements privés a donné à l’enseignement libre ses lettres de noblesse républicaine». Mettant en forme juridique ce discours, la loi du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés a été adoptée par 427 voix contre 71. Cette écrasante majorité démontre que la "guerre scolaire" s’est apaisée dans le cadre d’un consensus républicain, parce que le principe de laïcité signifie aussi respect de la liberté de l’enseignement et liberté de conscience individuelle, cette dernière se déployant, un peu plus tard, au sein de l’espace public représenté par l’école publique.

 

II.3.3. En 1977, tout recommence avec la loi complémentaire à la loi du 31 décembre 1959 modifiée par la loi du 1er juin 1971 et relative à la liberté de l’enseignement. Avant sa promulgation, elle entraîne une saisine du Conseil constitutionnel par les sénateurs. La décision no 77-87 DC du 23 novembre 1977, courte comme c’était l’habitude à l’époque, permet au Conseil d’affermir sa jurisprudence en matière de droits de l’Homme. L’on retient que, depuis la loi Debré du 31 décembre 1959 déjà citée, lorsqu’il s’agit d’établissements d’enseignement privés sous contrat avec l’Etat[12], il n’est pas interdit que ce dernier leur octroie une aide financière. Le slogan scandé par les partisans de la laïcité – «l’argent public à l’école publique, l’argent privé à l’école privée» – n’a pas sa place dans le droit constitutionnel jurisprudentiel. Les fondements de cette décision résident, d’une part, dans la liberté de l’enseignement qualifiée de principe fondamental reconnu par une loi de la République (loi de finances du 31 mars 1931, article 91) qui a, lui-même, sa source dans l’ensemble des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (ceux de la IIIe République) inscrits dans le Préambule de la Constitution de 1946 auquel se réfère celui de 1958.

D’autre part, la liberté de conscience, inscrite textuellement dans l’article 10 de la Déclaration de 1789, auquel se réfèrent aussi les préambules de 1946 et de 1958, est aussi un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Il en ressort que l’obligation imposée aux maîtres de respecter le caractère propre de l’établissement privé, si elle entraîne pour eux un devoir de réserve qui interdit les manifestations d’appartenance notamment religieuse, ne peut pas être interprétée comme permettant une atteinte à leur liberté de conscience. La distinction entre liberté de conscience et liberté de manifester ses convictions personnelles est constitutionnellement établie. Ainsi, les maîtres de l’enseignement privé, ne pouvant exprimer leurs convictions pour respecter le caractère propre de l’établissement, doivent être neutres, ce qui est, depuis longtemps, le propre du statut de la fonction publique.

Cette séparation à l’intérieur de la liberté, qui peut paraître ambiguë, est sans doute le moyen de parvenir à la paix sociale. Cependant, elle a un coût pour la laïcité dans l’Etat républicain: il est désormais acquis que l’enseignement peut être soit public, soit privé, ce dernier ayant reçu ses lettres de noblesse républicaine, sans être laïque, depuis la loi de 1959. Et encore, la liberté de l’enseignement étant constitutionnalisée, rétroactivement, les établissements d’enseignement privés sous contrat avec l’Etat sont constitutionnalisés aussi. Le Conseil ouvre ainsi un interstice – qui va devenir immense: il élève au rang constitutionnel des droits de nature libérale. Donc la société civile, lieu des libertés individuelles, se déploie dans l’espace républicain laïque représenté par les écoles publiques. D’ailleurs, à la suite des évènements de 1968, apparaissent les "droits des élèves" qui les autoriseront à manifester leurs convictions, pas seulement religieuses, dans de tels établissements, sous réserve de respecter certains devoirs. A l’égard des élèves et de leurs parents, il y a en quelque sorte reconnexion entre liberté de conscience (for intérieur) et liberté d’expression des convictions (extériorisation) dans ces écoles.

Finalement, d’une part, le principe de laïcité est réduit au principe de neutralité qui s’applique seulement aux agents publics et, d’autre part, l’Etat républicain est désormais confronté à toutes les prérogatives personnelles, y compris en son sein. A l’égard des agents, c’est ce que confirme le Conseil d’Etat dans son avis contentieux de mai 2000. Il y est considéré que, si les agents du service de l’enseignement public bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination qui serait fondée sur la religion dans l’accès aux fonctions, comme dans le déroulement de la carrière, le principe de laïcité leur interdit de disposer du droit de manifester leurs croyances religieuses dans le cadre du service public[13].

 

 

III. quelles varİatİons sur le prİncİpe de laïcİtÉ dans l’État de/du droİt constİtutİonnel JURİSPRUDENTİEL? (1971…)

 

Dans ce titre et contrairement aux deux précédents, le qualificatif "français" a disparu, puisque, le droit interne s’ouvrant au droit européen, il y a interférence sur le caractère strictement national de la-laïcité-à-la-française. Ensuite, pour l’analyse, il y a toujours trois temps, mais à l’intérieur desquels le droit constitutionnel jurisprudentiel, le droit administratif jurisprudentiel antérieur historiquement au précédent et le droit jurisprudentiel européen, plus récent que ce dernier, s’entrecroisent.

 

III.1. – Un temps mort pour le droit constitutionnel jurisprudentiel: la loi du 15 mars 2004

 

Sur le terrain de l’école, on l’a déjà remarqué, le débat sur le principe resurgit de manière très vive en 1989 à propos de jeunes filles portant un foulard islamique dans un collège public. L’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989 établit alors le droit[14] dans une certaine confusion[15], notamment en ce qui concerne la définition d’un signe dont le «caractère (est) ostentatoire». Cet adjectif démontre la volonté de montrer, de faire parade ou de réclamer quelque chose qui appartient à soi-même et dont on est privé. Près de quinze ans après, le 17 décembre 2003, Jacques Chirac, Président de la République, prononce un discours sur sa définition de la laïcité républicaine: «La laïcité est inscrite dans nos traditions. Elle est au cœur de notre identité républicaine. Il ne s’agit aujourd’hui ni de la refonder, ni d’en modifier les frontières. Il s’agit de la faire vivre en restant fidèle aux équilibres que nous avons su inventer et aux valeurs de la République ...». Et il ajoute: ce principe est «un pilier de notre Constitution. Il exprime notre volonté de vivre ensemble dans le respect, le dialogue et la tolérance… Les signes discrets, par exemple une croix, une étoile de David, ou une main de Fatima, resteront naturellement possibles. En revanche, les signes ostensibles, c’est-à-dire ceux dont le port conduit à se faire remarquer et reconnaître immédiatement à travers eux son appartenance religieuse, ne sauraient être admis. Ceux-là – le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la Kippa ou une croix manifestement de dimension excessive – n’ont pas leur place dans les enceintes des écoles publiques. L’école publique restera laïque …»[16]. Oui. Cependant, le chef de l’Etat ne cite jamais la loi de 1905 et admet solennellement, d’une part, que les élèves puissent manifester leurs convictions religieuses, à condition que leurs signalements soient discrets. D’autre part, en revanche, seuls ceux qui ont des caractères objectifs: visibles ou "ostensibles" et de grande taille, donc, permettent à autrui de reconnaître une appartenance religieuse, sans qu’il y ait un caractère forcément subjectif ou "ostentatoire" de la part de l’élève qui les porte dans l’école laïque. Cette liberté de manifestation religieuse sous condition est donc plus restreinte que tous les autres droits des élèves, au nom sans doute de la séparation entre l’Etat et les Eglises. En effet, les autres droits d’expression ont été déjà affirmés par la loi du 10 juillet 1989 et par le décret du 18 février 1991 relatif aux droits et obligations des élèves dans les établissements publics locaux d’enseignement du second degré.

A la suite de ce discours, la loi, adoptée par 494 députés contre 36 à l’Assemblée nationale et par 277 sénateurs contre 20, n’a bien sûr pas été déférée au Conseil constitutionnel, puisqu’il y a eu à nouveau un consensus républicain. Il s’agit sans doute d’une occasion manquée pour savoir comment cette institution aurait fondé sa décision, et en conséquence, défini les signes ou tenues qui «manifestent ostensiblement» une appartenance religieuse puisque, contrairement aux propos de Jacques Chirac, l’on retrouve dans ces deux termes l’idée plus restreinte de revendication volontaire contenue dans l’avis du Conseil d’Etat de 1989. Ceci aurait aussi permis de mettre en relation la liberté religieuse avec, d’un côté, celle reconnue aux élèves de manifester d’autres convictions et, d’un autre côté, la laïcité républicaine.

Après 2004, on croyait le débat à nouveau apaisé, ce qui n’a pas été le cas justement sur la laïcité.

 

III.2. – Un temps très instructif dans le droit jurisprudentiel administratif (2004-2007)

 

III.2.1. A ce propos, le Conseil d’Etat déploie une activité particulièrement intense. Coïncidence de date aidant, il publie son «Rapport d’activité» en mars 2004 qui comporte une seconde partie intitulée: «Considérations générales - Un siècle de laïcité»[17]. Faisant le point sur le développement du "concept de laïcité" et ses différents aspects, les conseillers estiment que sa richesse «est source d’interprétations très diverses et parfois excessives. Pour les uns, la laïcité est synonyme d’éviction du religieux, et même plus largement du spirituel, et conduit à leur négation, sauf à laisser place à une religiosité de substitution, celle du groupe d’appartenance. D’autres concluent à l’existence, entre croyants et non croyants, d’un tronc commun de convictions humanistes auxquelles tous adhéreraient, ou devraient adhérer. D’autres encore font de la laïcité une sorte de corpus philosophique singulier, le cas échéant concurrent de corpus religieux …»[18].

 

III.2.2. Cette approche, est-il écrit dans le rapport, est convergente en Europe «nourrie de valeurs fondamentales communes consacrées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. La liberté religieuse, fondement des rapports entre les Eglises et l’État, suppose une neutralité de principe de l’État, mais autorise son intervention si celle-ci poursuit un but légitime et s’avère nécessaire dans une société démocratique. Les deux principes qu’implique la liberté religieuse, égalité des cultes et respect du pluralisme religieux, se retrouvent dans chaque État, avec une application concrète plus ou moins affirmée. Un corps commun se dessine, sous l’effet des jurisprudences nationales et européennes et des pratiques administratives: liberté de croire ou de ne pas croire, droit de changer de religion, pluralisme des croyances, libre exercice du culte sous réserve de l’ordre public. Quels que soient les régimes, séparation pure et simple ou maintien de liens particuliers avec certaines confessions accompagné d’une ouverture aux autres religions, la liberté de conscience et de religion est assurée …[19]». Point n’est besoin de s’arrêter longtemps sur ces phrases, sauf pour remarquer que, après le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel va fonder, au plus haut de la hiérarchie française de normes, cette interprétation qui donne, dans le droit national, la part belle au droit européen supranational et aux "valeurs communes".

 

III.2.3. C’est dans cet esprit que la section du contentieux du Conseil d’Etat va mettre en pratique le rapport en rendant quatre arrêts importants le 9 novembre 2007, Rémi Keller étant commissaire du gouvernement. Ils vont permettre de résoudre les questions laissées en suspend en ce qui concerne les fondements. Les juges du Palais Royal visent, d’abord, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et, ensuite, la loi de 2004 insérée dans le code de l’Education dans l’article L 141-5-1. Une conséquence peut en être tirée quant à la définition du principe de laïcité dans l’école publique: d’une part, elle trouve sa source dans une hiérarchie des normes dans laquelle la Convention occupe la première place, notamment son article 9 intégralement reproduit, la loi française venant en second. D’autre part, la liste des signes ou tenues ostensibles se précise: à côté du "voile islamique", de la "kippa" et de la "grande croix" (qui avaient été cités par Jacques Chirac dans son discours de 2003), le "keshi" ou sous-turban sikh, pourtant plus petit que le grand turban (arrêts numéros 285394, 285395 et 285396) et le carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure (arrêt numéro 295671).

Enfin et surtout, s’ils sont tels, c’est parce que les élèves qui les portent manifestent publiquement leur volonté réitérée d’affirmer leur appartenance religieuse et ne peuvent arguer que ces signes ou tenues ne portent pas atteinte à leur liberté de conscience. En quelque sorte, influencé par le droit européen, il y a nettement glissement dans ce raisonnement qui plante un nouveau décor juridique: il se situe nettement du côté des élèves qui se voient reconnaître leur liberté de publiciser leur vie privée à condition d’être discrets, dans un espace pourtant en principe laïque. La liberté des élèves ne relève que de leur libre arbitre, puisque les signes ostensibles, portés avec l’intention de se faire remarquer, sont révélateurs de leur volonté de démontrer leur appartenance religieuse.

Chemin faisant, en droit français, le temps du Conseil constitutionnel arrive lorsque, à partir de 2004, il va se pencher, à son tour, sur la laïcité. Il s’agit du contrôle de conformité à la Constitution française du Traité de l’Union européenne dont l’objectif est de donner à cette dernière une Constitution. Ceci permet de s’interroger sur l’ampleur de l’impact du droit supranational, notamment jurisprudentiel, qui se développe fortement dans le cadre de l’interprétation de la Cour de Strasbourg chargée d’appliquer la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Par où l’on constate que, globalement, c’est bien le temps des juges qui est arrivé, tout comme celui de la laïcité, telle que, désormais, ils l’entendent.

 

III.3. – Le temps du droit constitutionnel jurisprudentiel s’installe (2004…)

 

III.3.1. Le premier temps concerne la très importante décision no 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, dans laquelle seuls sont choisis les arguments qui soutiennent la démonstration entreprise. Le Conseil constitutionnel avait été appelé par Jacques Chirac, Président de la République, qui l’avait saisi conformément à l’article 54 de la Constitution, à apprécier la conformité à la Constitution de la "Charte des droits fondamentaux de l’Union" qui constitue la deuxième partie du traité soumis à son examen[20]. Et l’on va voir que le raisonnement se déroule dans les considérants 15, 16 et 18. Le premier permet au Conseil de détacher la Charte (Titre II du traité) des autres dispositions relatives aux "compétences" qui, seules, estime-t-il, ont été transférées à l’Union par la volonté des Etats. Cette déchirure intellectuelle qu’il motive, lui permet de distinguer des "droits" directement invocables devant les juridictions, des "principes" qui, n’étant que des "objectifs", ne peuvent l’être qu’à l’encontre des actes de portée générale autorisant leur mise en œuvre. Notamment, tel est le cas du «droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux», du «droit de travailler», du «droit des personnes âgées à mener une vie digne et indépendante et à participer à la vie sociale et culturelle», du «principe du développement durable» et du «niveau élevé de protection des consommateurs». Une courte remarque s’impose au passage. Contrairement au principe d’indivisibilité des droits de l’Homme, le Conseil rappelle la théorie classique de la division entre les droits de l’Homme: les droits/libertés directement invocables et, d’autre part, des droits ou des principes économiques et sociaux qui ne peuvent l’être qu’à travers l’écran de la loi interne. Ce faisant, le Conseil se rallie à l’idée traditionnelle de deux catégories cloisonnées de droits de l’Homme sur le plan de leur applicabilité.

S’attachant donc à la catégorie des droits/libertés, le considérant 16 précise qu’ils ne peuvent être interprétés qu’en harmonie avec les traditions nationales des Etats-membres, ce conformément au paragraphe 4 de l’article II-112 du Traité en cause. Le Conseil fait cependant une analyse très ambiguë concernant les droits/libertés/collectifs qui, en étant reconnus à des groupes ou à des minorités, heurtent pourtant la laïcité de plein fouet. En effet, selon la Constitution française, au nom du principe d’égalité, il est interdit de discriminer les citoyens en raison de ce qu’ils pourraient appartenir à «quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue[21] ou de croyance». Ceci aurait dû le conduire à déclarer ces dispositions de la Charte inconstitutionnelles, ce que le Conseil ne fait pas. A cet égard, comme le souligne Bertrand Mathieu[22], en s’interrogeant sur la portée de cette absence, il n’est pas sûr que la jurisprudence européenne, qui n’est pas figée, «assurera toujours la protection des exigences constitutionnelles nationales fondamentales». L’auteur ajoute: la «nature même du contrôle de constitutionnalité des traités… entraîne l’interdiction de voir (leur) conformité à la Constitution remise en question». Enfin, écrit-il, à «supposer que la jurisprudence de la Cour de Luxembourg impose à la France de reconnaître des droits à des minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, ou que la Cour de Strasbourg retienne une conception plus libérale du droit de manifestation de sa foi religieuse, le Conseil restera-t-il impuissant à l’occasion du contrôle de constitutionnalité d’une loi mettant en œuvre le droit européen, tel qu’interprété par les juges européens qui violeraient les principes constitutionnels nationaux?». Même si la Constitution européenne n’existe pas puisque le Traité n’a pas été approuvé, cette question est toujours d’actualité.

Sur la laïcité, le considérant 18 prend appui sur les explications du præsidium de la Convention qui a élaboré la Charte et qui permettent d’en guider l’interprétation par les juridictions de l’Union et des Etats-membres. Après avoir rappelé l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, le Conseil indique que, dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, cet article «se trouve sujet aux mêmes restrictions, tenant notamment à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé et de la morale publics, ainsi qu’à la protection des droits et libertés d’autrui». Et, l’article en question «a été constamment appliqué par la Cour européenne des droits de l’Homme en harmonie avec la tradition constitutionnelle de chaque Etat-membre; que la Cour a ainsi pris acte de la valeur du principe de laïcité reconnu par plusieurs traditions constitutionnelles nationales et qu’elle laisse aux Etats une large marge d’appréciation pour définir les mesures les plus appropriées, compte tenu de leurs traditions nationales, afin de concilier la liberté de culte avec le principe de laïcité».

Dans cette décision, le Conseil, dans ses considérants relatifs à toute la Charte des droits fondamentaux de l’Union (14 à 21) aurait pu aussi se référer à l’article II-74, alinéa 3 rédigé de cette manière: «La liberté de créer des établissements d’enseignement dans le respect des principes démocratiques, ainsi que le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques, sont respectés selon les lois nationales qui en régissent l’exercice». Sans doute, cette disposition est la suite de l’article I-2 qui détaille les "valeurs" sur lesquelles sont fondées l’Union, c’est-à-dire: «la dignité de la personne humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’Etat de droit, le respect des droits de l’Homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités …». Et aussi, à la suite de l’article I-6 qui signifie aux Etats-membres que le droit adopté par l’Union dans l’exercice des compétences qui lui sont attribuées, "prime" le droit des Etats-membres. Sur ce problème, ce sont les considérants 1 à 13 qui n’admettent pas qu’il y ait une hiérarchie entre les principes communs qui pourraient être premiers et les principes nationaux qui deviendraient seconds. Or, à regarder de près l’article II-74-3, il ne s’agit pas pour les lois nationales de poser des principes mais, plus modestement, de les organiser. A son tour, le Traité aurait pu ouvrir – en attente – un interstice qui aurait pu devenir immense concernant un destin difficile pour la laïcité.

Surtout, il faut noter que le Conseil se satisfait, pour motiver sa décision, des explications fournies par la Convention sur l’avenir de l’Europe présidée par Valéry Giscard d’Estaing qui, en tant qu’organe politique, est encore moins figée que la jurisprudence. C’est ainsi, qu’après les "non" français et hollandais, l’on n’entend plus parler de Traité européen constitutionnel. D’ailleurs, était-il nécessaire? Symboliquement, la réponse est positive, parce que l’Union européenne, si elle n’est pas un Etat, se dotait à l’époque d’une Constitution qui, juridiquement, fondait son état de/du droit, ainsi que celui de ses citoyens coupés de leur nationalité d’origine dans l’espace européen. Cependant, substantiellement, n’est-ce pas le Traité de Maastricht de 1992 et le Traité d’Amsterdam de 1997 qui ont constitué l’Union en complétant la citoyenneté nationale au nom de la "liberté", de la "sécurité" et de la "justice"? Ces trois mots, qui peuvent être inscrits au fronton de l’état de/du droit de cette union, remplacent la "liberté" l’"égalité" et la "fraternité" françaises. Cette décision semble déboucher sur une conclusion: la France a été, est et restera laïque. Est-ce si sûr?

 

III.3.2. Une réponse va être donné dans la décision no 2009-591 du 22 octobre 2009, Loi tendant à garantir la parité de financement entre les écoles élémentaires publiques et privées sous contrat d’association lorsqu’elles accueillent des élèves scolarisés hors de leur commune de résidence. L’argumentation porte sur le principe constitutionnel de laïcité en concluant, en quelque sorte, la jurisprudence antérieure sur les fondements et leur portée dans le cadre du financement lié au fonctionnement des établissements privés sous contrat d’association, notamment dans les deux considérants suivants:

«5. Considérant que, d’une part, aux termes de l’article 1er de la Constitution: “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion...; qu’aux termes du treizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 confirmé par celui de la Constitution de 1958: “L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État; que, d’autre part, la liberté de l’enseignement constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

6. Considérant qu’il résulte des règles ou principes à valeur constitutionnelle ci-dessus rappelés que le principe de laïcité ne fait pas obstacle à la possibilité pour le législateur de prévoir, sous réserve de fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels, la participation des collectivités publiques au financement du fonctionnement des établissements d’enseignement privés sous contrat d’association selon la nature et l’importance de leur contribution à l’accomplissement de missions d’enseignement; que les dispositions examinées ne méconnaissent pas ces exigences; que, dès lors, le grief invoqué doit être rejeté».

 

III.3.3. Au cours de l’année 2009, les débats sont particulièrement intenses à propos de la burqa qui est portée par certaines musulmanes, mais cette fois-ci dans l’espace public tout entier entendu comme lieu de relations avec les autres. Ouvrant une boîte de pandore, les controverses entraînent à s’interroger sur plusieurs éléments: quel fondement retenir? Comment peut-on définir l’étendue de l’espace public? Est-ce que le port de cette seule tenue peut justifier une loi d’interdiction? Cette interdiction doit-elle être générale ou partielle? Et, quelles sanctions et pour qui? En préliminaire, il convient de remarquer que ce sont les arguments juridiques qui occupent les esprits, aussi bien du côté des politiques (qui ont aussi des arrière-pensées politiques) et, bien sûr, que de celui des juristes (qui n’en sont pas dépourvus non plus). Le débat s’est déroulé en trois temps, en attendant probablement un quatrième et en n’oubliant pas que le cinquième a déjà été orchestré par la Cour de Strasbourg.

 

III.3.3.1. Dans le cadre du premier, le 23 juin 2009, la conférence des présidents de l’Assemblée nationale crée la «Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national», présidée par André Gerin (PCF), avec Eric Raoult (UMP) comme rapporteur. Entre autres personnes[23], elle a auditionné cinq juristes publicistes[24] en les priant d’invoquer les fondements qui justifieraient une loi d’interdiction générale de la burqa. Malgré des différences, les propos tenus autorisent à tirer les conclusions suivantes: pour savoir ce qu’est le droit français, il faut se référer aux instruments internationaux ou régionaux et aux jurisprudences qui en découlent; le refus de considérer la laïcité comme seul motif de l’interdiction, parce qu’elle est une obligation pour l’Etat laïque, à moins de la combiner avec l’ordre public; ce dernier pourrait donc être la base la plus sûre de l’interdiction; celle-ci peut être soit ponctuelle, soit générale.

Force est de constater aussi que la variété des raisonnements ne débouche pas, pour le législateur, sur une solution simple. C’est sans doute la raison qui a conduit la Mission, dont les travaux ont été remis au président de l’Assemblée nationale le 26 janvier 2010 [25], à conclure: «A ce stade du débat dans notre pays, la mission ne peut que constater que, tant en son sein que parmi les formations politiques représentées au Parlement, il n’existe pas - en tout cas pour l’heure - d’unanimité pour l’adoption d’une loi d’interdiction générale et absolue du voile intégral dans l’espace public. Une grande partie des membres de la mission est favorable à une loi interdisant le voile intégral, comme tout vêtement masquant entièrement le visage dans l’espace public, sur le fondement de la notion d’ordre public».

 

III.3.3.2. Commence alors le deuxième temps du débat. François Fillon, Premier Ministre, demande au Conseil d’Etat de faire une «étude sur les possibilités juridiques d’interdiction du voile intégral», dont le rapport a été adopté, le 25 mars 2010, en assemblée plénière. Chargé de faire le point sur l’état du droit actuellement existant[26], cette institution démontre, d’une part, qu’une interdiction générale du port du voile en tant que tel serait très fragile juridiquement et conclut, d’autre part, qu’une loi pourrait prévoir l’«obligation de maintenir son visage à découvert» dans certains lieux ouverts au public, lorsque les circonstances ou la nature des lieux le justifient, au nom de l’ordre public[27].

Dans les pages 17 et 18 de l’étude, il est estimé que l’interdiction du voile intégral en tant que tel mettrait en cause plusieurs droits/libertés/individuels fondamentaux tant français qu’européens et que c’est, en conséquence, la raison pour laquelle le principe de laïcité, comme fondement de l’interdiction de cette seule tenue dans tout l’espace public, ne peut être invoqué qu’avec précaution, la porte n’est donc pas totalement fermée pour le législateur à condition que, conformément à sa nature, il prenne des risques politiques. Et il est ajouté que, si l’on peut considérer que pour certaines femmes musulmanes le port de ce voile a une connotation religieuse, la mission d’information parlementaire a conclu qu’il n’y avait pas consensus sur ce point. Ceci démontre bien que la coexistence de deux transcendances de type vertical – celle de la religion et celle de l’Etat - réveille encore des passions en France. L’étude, qui s’appuie sur le rapport public déjà cité de 2004, déduit que le principe de laïcité, à lui seul, parce qu’il ne concerne que la chose publique en République, n’a rien à voir avec la société civile et les libertés qui s’y épanouissent. Or, comme on l’a vu, cette affirmation n’est pas strictement exacte dans le cas de l’école publique.

 

III.3.3.3. A la suite du rapport de la mission parlementaire et de l’étude du Conseil d’Etat, l’Assemblée nationale fait son entrée en scène dans le troisième temps. Le 11 juin 2010, elle adopte une résolution (acte non contraignant, mais fort sur le plan symbolique en politique) qui, s’appuyant non sur le principe de laïcité mais sur celui de dignité, estime qu’il est «nécessaire que tous les moyens utiles soient mis en œuvre pour assurer la protection effective des femmes qui auraient subi des violences ou des pressions, et notamment auraient été contraintes de porter un voile intégral contre leur gré». Dans ce cadre, la femme est seulement victime, ce qui permet de prévoir, parmi les moyens, des sanctions à l’encontre de la personne qui lui ordonne de porter la burqa.

Après ce vote, un conseil des ministres s’est tenu le 19 mai 2010 au cours duquel le ministre d’Etat, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, a présenté un «projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public». Ce texte a été naturellement transmis à l’Assemblée nationale pour discussion avant adoption. Enfin, le 13 juillet 2010, le projet, modifié après débats parlementaires, est adopté en première lecture par l’Assemblée nationale réunie en session extraordinaire depuis le 1er juillet, selon un décompte des voix particulier: 355 voix pour, parmi lesquelles celles de 20 députés de gauche. En revanche, la quasi-totalité du PS, du PCF et des Verts n’a pas pris part au vote. Alors, comment expliquer ce revirement de l’opposition qui, largement, avait contribué à l’adoption de la résolution un mois plus tôt? Selon Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche, l’interdiction générale dans tout l’espace public comporte deux risques, estime-t-il: l’un est politique et l’autre est juridique, ce dernier ayant été démontré par le Conseil d’Etat à propos d’une interdiction générale.

Par certains aspects, le projet voté en première lecture par la chambre basse[28] diffère des propositions du Conseil d’Etat et, par d’autres aspects, il s’en inspire. Alors que celui-ci proposait d’«obliger des personnes …» – ce qui renvoie à la responsabilité – des personnes à découvrir leur visage, celui-là «interdit la dissimulation du visage …» – ce qui implique l’idée d’une punition que l’on fait subir à quelqu’un. Au-delà, la burqa n’est pas la seule visée, puisqu’elle est, en quelque sorte, enrobée dans "toute tenue", ce qui réduit sa spécificité particulière; contre la résolution parlementaire qui met l’accent sur la dignité de la personne humaine et la violence ainsi faite aux femmes, l’idée d’ordre public est reprise, entraînant des sanctions pénales pour elles et aussi pour la personne qui contraint ces dernières; mais, contre l’étude du Conseil d’Etat, l’applicabilité de l’interdiction s’étend à tout le territoire national sans exception. En effet, le port du voile intégral n’a-t-il pas aussi une connotation politique, c’est-à-dire: s’opposer à la société occidentale en général et, en particulier, à la société française? Surtout lorsque ce sont des femmes françaises qui, revêtues volontairement d’une burqa, peuvent instrumentaliser la religion afin de déboucher sur un communautarisme, tout comme d’ailleurs les personnes qui les y obligent. De plus, si ces femmes ont été scolarisées dans des établissements d’enseignement public, ce vêtement est aussi un échec de l’instruction laïque dans l’école publique, tout comme le sont les signes ostentatoires. Tout cela justifie, si ce n’est une interdiction, au moins un "encadrement" – c’est le mot utilisé dans l’intitulé de la loi de 2004 qui se réfère au principe de laïcité – général sur l’ensemble du territoire de la République française, y compris sur les territoires les plus autonomes. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la France est engagée en Afghanistan et que la guerre a aussi, dit-on, pour finalité de lutter contre une autre sorte de voile intégral qui, lui, cache le regard des femmes.

Peu relevé par les commentateurs de l’étude du Conseil d’Etat, il y a également un autre argument en faveur de ce type d’encadrement. Quand à son tour, l’on espère, comme lui, que les objectifs qu’elle vise doivent permettre d’assurer la plus grande sécurité juridique, la plus grande visibilité des dispositifs envisagés, donc leur plus grande simplicité, afin de les rendre plus effectifs, il n’est pas sûr du tout que ses propositions soient efficaces, simples, visibles, et, au bout du compte, permettent la plus grande sécurité! Dans une société de plus en plus urbanisée et, si la liste des lieux publics où l’interdiction se déploie n’est pas close, dans quels autres lieux également publics pourra-t-on ne pas avoir l’obligation de découvrir son visage? Cela donne évidemment des arguments à ceux qui estiment que la loi en préparation enfermera aussi ces femmes dans leur domicile privé. Cependant, il ne faut pas oublier que, même chez elles, elles sont protégées du regard des autres qui ne seraient pas considérés comme de "bons" musulmans et, a fortiori, du regard de ceux qui sont "impurs". Mais, en fonction de la protection du domicile en tant qu’élément de la vie privée bien garantie en France, l’on ne peut règlementer juridiquement le port des tenues qui couvrent le visage que dans les lieux publics.

Ce projet a été transmis à la présidence du Sénat le même jour où il a été adopté par les députés, continuant ainsi l’aventure du projet de loi et tout ce qu’il charrie comme débats sur ses fondements, la nature du vêtement retenu, la définition de l’ordre public, l’extension de l’applicabilité de la loi à tout le territoire…

 

III.3.3.4. D’ailleurs, avant que la loi soit promulguée, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat ont saisi le Conseil constitutionnel qui a rendu, le 7 octobre 2010, la décision no 2010-613 DC, «Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public». Pour la fonder, il ne s’est référé ni à la liberté d’expression (art. 11/1789), ni au respect de la vie privée (art. 2/1789), ni à la sauvegarde de la dignité de la personne humaine (1er alinéa du préambule de la Constitution de 1946), ni au principe de laïcité (art. 1er de la Constitution de 1958). En revanche, il s’appuie sur les articles suivants: 4/1789 (les bornes de la liberté doivent être déterminées par la loi), 5/1789 (la loi n’a le droit que de défendre les actions nuisibles à la société) et 10/1789 (liberté religieuse), l’alinéa 3 du préambule de la Constitution de 1946 (la femme a des droits égaux à ceux de l’homme) et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public (entendu au sens matériel), rappelé par l’article 10 précité. La loi est déclarée conforme à la Constitution sous la réserve que l’interdiction de dissimuler son visage ne restreigne pas la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public. Déjà, dans son étude plusieurs fois citée, le Conseil d’Etat avait souligné cette difficulté constitutionnelle et conventionnelle: «Le public qui pénètre dans les lieux de culte ne peut exiger des fidèles qu’ils se plient à une mesure conçue comme une garantie de cohésion sociale dans l’espace public… En revanche, cette exception ne vaudrait pas pour les abords des lieux de culte, qui relèvent de l’espace public et peuvent être fréquentés par toute personne, indépendamment de la présence du lieu de culte». Après sa promulgation[29] et après un délai de six mois, dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité transmise, dans le temps 2, ce sera sans doute au tour de la Cour de Cassation ou du Conseil d’Etat. Tout en sachant que lorsqu’il y aura interprétation des faits, au cas par cas, les juges nationaux ordinaires auront effectué, ce qu’ils font depuis longtemps déjà, un contrôle de conventionalité internationale et notamment européenne des lois, puisqu’ils sont chargés d’appliquer ces dernières. En attendant aussi peut-être, dans le temps 3, la Cour européenne des Droits de l’Homme qui pourrait être amenée à statuer sur ce même problème. Ce qui pourrait avoir des conséquences rétroactives sur le droit national, tant législatif que jurisprudentiel.

 

III.3.3.5. L’évolution du droit européen supranational sur la laïcité démontre que l’ambiguïté est de mise. Tel est le cas du refus, fortement contesté en France, de l’inscrire dans le projet de Constitution européenne. Bien que cet instrument ne soit pas en vigueur, presque au même moment où, en France, était rendue la décision constitutionnelle de 2004 sur le traité constitutionnel qui le concerne, le "coup" qui lui a été porté allait venir du côté du second arrêt "Leyla Sahin c. Turquie". Le premier a été adopté à l’unanimité par la Chambre de la Cour de Strasbourg le 29 juin 2004 et le second (no 44774/98) a été rendu, le 10 novembre 2005 [30], par sa Grande Chambre dont la décision, seule, fait autorité.

De quoi s’agissait-il en fait? Une jeune fille turque avait été interdite d’entrer à l’université parce qu’elle portait un foulard islamique. Leyla Sahin avait estimé que cette interdiction, prise par le recteur de cet établissement, constituait une ingérence de l’Etat dans ses droits fondamentaux prévus dans l’article 9 de la Convention, ainsi que, parmi d’autres, dans son droit à l’instruction prévu par l’article 2 du protocole no 1 annexé à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Dans son premier arrêt, la Cour a considéré que la liberté de croyance, nécessaire dans une société démocratique, est fondée sur «deux principes qui se renforcent et se complètent mutuellement: l’égalité et la laïcité» et a considéré aussi que l’article 2 du document additionnel «ne pose aucune question distincte, les circonstances pertinentes étant les mêmes que pour l’article 9». En conséquence, le recteur pouvait légitimement interdire à cette étudiante d’entrer dans les locaux universitaires. La Grande Chambre ayant été saisie, sa position était très attendue, notamment en France. En effet, la Turquie, qui demande depuis longtemps son adhésion à l’Union européenne, deviendrait ainsi le second principal pays de cette union à avoir une Constitution laïque, mais qui pose problème lorsqu’elle est confrontée à la liberté de manifester sa religion.

L’ambiance générale qui se dégage des motivations de l’arrêt rendu par la Grande Chambre est en partie autre. Bien que se référant à l’arrêt rendu par la Chambre et après avoir pris en compte la situation particulière de la Turquie qui est aussi musulmane, elle en a tiré deux conséquences: d’une part, elle a estimé que, dans ce pays, plusieurs valeurs existent: celles «de pluralisme, de respect des droits d’autrui et, en particulier, d’égalité des hommes et des femmes devant la loi, (qui) sont enseignées et appliquées dans la pratique». Cependant, d’autre part, elle a considéré aussi que «l’on peut comprendre que les autorités compétentes aient voulu préserver le caractère laïque de leur établissement et ainsi considéré comme contraire à ces valeurs d’accepter le port de tenues religieuses …». En premier lieu, il convient de remarquer que la liberté de conscience et de religion est fondée sur ces "valeurs" différentes, comme on l’a remarqué, des principes. En second lieu, c’est dans le cas particulier de la Turquie que la Cour «peut comprendre», ce qui évoque plus une possibilité qu’une probabilité. Une conséquence peut en être tirée. En cette affaire, il s’agit plutôt d’un épilogue en mode mineur pour le principe de laïcité, ce au nom des "valeurs" de la démocratie libérale qui repose sur le principe de tolérance.

A contrario, dans deux arrêts «Belgin Dogru c. France» (no 27058/05) et «Esma-Nur Kervanci c. France» (no 31645/04) rendus le 4 décembre 2008, la Chambre de la Cour européenne adopte une position plus favorable au principe de laïcité. A l’origine, les faits remontaient à 1998-1999 et concernaient ces deux jeunes filles, âgées de 11 et 12 ans, élèves de 6e dans un collège public et qui avaient refusé d’enlever, dans le cadre du seul cours d’éducation physique, les foulards qu’elles portaient pour raison religieuse. Après des tentatives de conciliation, elles avaient été exclues pour défaut d’assiduité par le conseil de discipline en février 1999, décision confirmée par arrêté du recteur après avis de la commission académique d’appel en mars 1999. Leurs familles ayant toujours été déboutées dans le cadre des recours internes, les jeunes filles, devenues majeures, ont alors saisi personnellement la Cour de Strasbourg, respectivement le 22 juillet 2004 et le 22 juillet 2005. Elles ont allégué la violation de leurs droits à la liberté religieuse et à l’instruction et ont été encore déboutées. La Chambre a en effet considéré que l’article 9 de la Convention n’a pas été violé, l’ingérence litigieuse (de l’Etat) dans le droit de manifester ses opinions religieuses est justifiée par le principe de laïcité, et proportionnée à l’objectif visé et qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief de violation du droit à l’instruction, les circonstances pertinentes étant les mêmes que pour l’article 9.

Pour parvenir à cette décision, l’exclusion contestée remontant à 1999, l’arrêt ne pouvait s’appuyer sur la loi du 15 mars 2004 encadrant le port ostensible de signes religieux à l’école. Les jugent présentent la laïcité comme «un concept autour duquel la République française s’est construite» qui trouve ses fondements dans «la véritable clé de voûte (qui) est la loi du 9 décembre 1905», notamment, dans les articles 1 et 2. Selon eux, ce n’est que postérieurement que le principe prendra valeur constitutionnelle dans le préambule de 1946 et dans l’article 1er de la Constitution de 1958. Qui plus est, le raisonnement s’appuie sur l’ensemble du «droit et de la pratique internes pertinents», c’est-à-dire, à l’époque des faits: le décret du 30 août 1985 (obligation d’assiduité) l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989, et les circulaires ministérielles sur le port du voile de 1989 (Jospin) et de 1994 (Bayrou). Au cas particulier, le règlement intérieur interdit «les signes ostentatoires qui constituent des éléments de prosélytisme ou de discrimination», comme l’indique la circulaire de 1989. Ceci présuppose, sous le contrôle du juge administratif qui a toujours rejeté toute interdiction générale et absolue, que soient définis "ostentatoire" – de portée plus restreinte que "ostensible" – et «éléments de prosélytisme ou de discrimination» – qui indiquent bien la volonté délibérée de l’élève de rendre visible le signe arboré. Tel n’est pas le cas dans d’autres établissements dont les règlements, ne reproduisant pas les termes de la circulaire concernée, ont été systématiquement annulés par le juge administratif. C’est la raison pour laquelle la Cour en déduit que le renvoi au règlement intérieur de chaque établissement introduit un traitement différencié entre les élèves. Et elle se réfère aussi explicitement à la loi de 2004 analysée comme une réponse aux difficultés «de plus en plus nombreuses» qui n’avaient pas été résolues par l’avis de 1989.

D’un côté, sur la définition du principe – séparation des Eglises et de l’Etat – et son inscription dans l’histoire – loi de 1905 –, ces arrêts européens sont plus fermes que le droit constitutionnel jurisprudentiel (décisions de 1977 et de 2009) qui, lui, ne mentionne jamais cette loi. Alors, qui l’emporte en France, est-ce le droit interne ou le droit conventionnel? La réponse à cette question est loin d’être évidente, car, d’un autre côté, toujours dans la jurisprudence supranationale, lorsqu’il est confronté à l’article 9 § 2 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, la portée du principe est réduite à «la reconnaissance du pluralisme et à la neutralité de l’Etat à l’égard des cultes».

A la suite de tous ces développements qui balancent entre "à venir" et "avenir", trois remarques vont être faites qui, tout à la fois font office de conclusion et d’ouverture vers le futur.

 

 

en guİse de conclusİon: quelLES futures VARİATİONS pour le prİncİpe de laÏcİtÉ?

 

Le "coup" reçu par le principe va être asséné par le Président de la République française. Au-delà, l’évolution constatée du droit interne peut avoir aussi des conséquences sur les caractères de la République, ce qui ouvre sur de nouvelles interrogations…

 

1. – Quelle bizarrerie, Monsieur le Président de la République?!

 

Chacun se souvient ici – en tout cas les Français qui sont ici s’en souviennent – de deux allocutions de Nicolas Sarkozy[31]. Dans la première, prononcée le 20 décembre 2007 dans la Salle de la Signature du Latran à Rome, deux phrases ont retenu l’attention de tous les observateurs: «… C’est pourquoi j’appelle de mes vœux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire d’une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout… Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le Bien et le Mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance …». Dans la seconde allocution, prononcée le 14 janvier 2008 devant le Conseil consultatif à Ryad, une phrase résume, à elle seule, la pensée du Président sur les relations entre l’Etat et Dieu: «… Finalement, le Dieu unique des religions du Livre, Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le cœur de chaque Homme, Dieu qui n’asservit pas l’Homme mais qui le libère, Dieu qui est le rempart contre l’orgueil démesuré et la folie des Hommes, Dieu qui par-delà toutes les différences ne cesse de délivrer à tous les Hommes un message d’humilité et d’amour, un message de paix et de fraternité, un message de tolérance et de respect ...».

A ces déclarations, l’on peut opposer au moins deux objections. L’une est facile: si la laïcité est désormais "positive[32]", avant, aurait-elle été négative ou intolérante? Non, il ne peut en être ainsi, car la laïcité, qui est un principe rationnel – et non une "valeur" –, n’a pas à être ainsi qualifiée. L’autre est plus sérieuse. Les lieux où ont été prononcés ces discours appellent évidemment quelques égards diplomatiques. Cependant, il apparaît que Nicolas Sarkozy commet une grave erreur historique, politique et juridique. Dans l’espace public laïque français, un dieu, quel qu’il soit, n’a absolument pas de place. Le chef de l’Etat aurait-il oublié que la France, pour unifier une société civile éclatée, n’a pas choisi la voie de la démocratie communautaire qui, elle, n’efface pas les histoires particulières? En revanche, tel est le cas de la Grande-Bretagne où le monarque est également chef de l’Eglise anglicane, de la Hollande, même si la Constitution se réfère aux principes de neutralité et de séparation entre les Eglises et l’Etat, ou encore des Etats-Unis[33].

En dehors des allocutions présidentielles, dans le discours juridique dont la sonorité n’est pas la même, la laïcité n’est jamais qualifiée "positive" ou "négative". Cependant, on l’aura compris, cette constatation n’interdit pas quelques doutes.

 

2. – La République française est-elle toujours laïque ou est-elle seulement démocratique et commence-t-elle à être sécularisée?

 

A cette question, comme on l’a souligné, deux réponses peuvent être apportées. D’un côté et à la suite de la décision constitutionnelle de 2004, il semble difficile de nier que la République française, depuis les principes fondamentaux reconnus par les lois de la IIIe République et les Constitutions de 1946 et de 1958, est laïque. Cet impératif est d’autant plus catégorique que cette décision concerne un contrôle de conformité d’un traité européen à la Constitution, ce qui permet au Conseil de faire comprendre à l’Europe ce sur quoi il ne cédera jamais.

Mais, d’un autre côté, la portée du principe n’est-t-elle pas affaiblie? Dans l’espace républicain que représente l’école, les élèves se voient reconnaître une liberté de manifester leurs droits individuels, y compris en matière religieuse, tandis que pèse seulement sur l’Etat une obligation de neutralité. Bien sûr, cette liberté est sous la réserve du respect de l’ordre public, qui lui-même est nécessairement contrôlé/interprété par les juges qui enserrent la République. C’est cela l’état de/du droit dans lequel, comme on l’a remarqué, ces derniers occupent désormais une place déterminante pour définir le droit. Alors, une question se pose dans ce type d’état: à travers l’évolution et la prégnance incontestables du droit, a-t-on encore besoin d’une République française qui soit fondamentalement et uniquement laïque[34]? Bien sûr, l’archéologie moderne de la constitution de l’état de/du droit démontre que l’Etat en Europe, dès le XVIIIe siècle, a donné naissance à deux types d’Etats fondés sur deux principes différents. L’un, en reconnaissant et même en favorisant le pluralisme, voire le communautarisme, est fondé sur un principe démocratique tolérant. L’autre est l’Etat républicain[35] qui, lui, repose sur le principe de laïcité. Aujourd’hui, l’on doit bien constater que cette séparation entre ces deux fondements constituants n’est plus aussi nette qu’à l’origine.

Il en résulte que le droit constitutionnel de l’état de/du droit oscille entre deux pôles: l’un est (moins?) laïque, l’autre est (plus?) démocratique. Alors, jusqu’à quand la tension entre ces deux qualificatifs existera-t-elle? Ces questions renvoient au problème posé dans l’introduction sur la complexité d’un système juridique appariant des principes communs européens et des principes nationaux. Cet état du droit résulte aussi de l’interprétation exigeante de la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales par la Cour de Strasbourg qui, si elle ne "prime pas", pèse lourdement sur le droit des Etats-membres. Cette prégnance n’est-t-elle pas d’ailleurs «la condition de la construction d’une Europe… (qui respecte) les irréductibles identités nationales»[36]? Mais alors, jusqu’à quand ces principes étatiques resteront-ils "irréductibles"? Une image vient ici à l’esprit, nos ancêtres les Gaulois l’ont été… mais pas longtemps puisque, comme les ont pensés et dessinés René Goscinny et Albert Uderzo, ils vivent dans un tout petit village breton complètement isolé! Au-delà de la boutade, il faut revenir à des choses juridiques plus sérieuses. A cet égard, le mouvement du droit observé dans les états de/du droit européen supranational et interne fait bien entendre un son assourdi sur le principe de laïcité.

Ceci entraîne trois ultimes remarques qui peuvent être faites lorsque, en tant que juriste, l’on prétend, aujourd’hui, analyser le principe de laïcité, ce à l’aide de l’approche méthodologique qui a été choisie.

 

3. – Ultimes remarques uniquement mais seulement provisoires

 

3.1. Les juristes, habitués au calme des notions longuement mûries, écrivent, comme ils le font encore pour l’"Etat", la Constitution nationale avec un "C" majuscule. Poussons la logique un peu plus loin: ne pourrait-elle pas débuter avec un "c" minuscule, puisque elle risque de ne plus être la Norme fondamentale, en raison de la nature et de la portée du droit européen substantiel qui implique un nouvel étage supérieur à la pyramide traditionnelle des normes internes? Ce serait bien sûr un tollé chez les juristes! Pour ne pas les heurter, il convient de conserver le "C" qui est habituel, mais représentant, pour réentendre la leçon de Paul Ricœur, le temps du passé qui continue à être vécu actuellement. Cependant, dans le temps d’attente du futur, cette majuscule a-t-elle la même signification qu’autrefois? N’est-ce pas le même phénomène qui a déjà été à l’œuvre pour la loi, qui n’est plus la "Loi" en majuscule?

 

3.2. Dans l’air du temps présent, il y a également une évolution dans les ouvrages de droit constitutionnel et de droit européen. En estimant que l’étude des institutions politiques et des rapports entre les forces politiques est devenue insuffisante, ils développent longuement l’étude institutionnelle des cours constitutionnelles nationales et de la cour européenne de Strasbourg, le droit des droits de l’Homme sous ses aspects contentieux et substantiel, tout en applaudissant à l’évolution du droit national, ce au nom de l’Europe démocratique. Revient dans les mémoires françaises une phrase célèbre utilisée par Charles de Gaulle dans la conférence de presse du 14 décembre 1965: «Bien entendu on peut sauter comme un cabri en disant Europe, Europe!». Les juristes sauteraient-ils de joie à leur tour comme des cabris en saluant les "valeurs" abondamment utilisées dans le discours du droit européen? Ce faisant, il est devenu très difficile, dans ce concert d’approbations, d’entendre une voix un peu dissonante.

 

3.3. Enfin, on l’aura compris, les propos qui ont été développés ont emprunté une voie de traverse. En s’interrogeant sur le présent du principe de laïcité qui est porteur d’un certain passé, le temps d’aujourd’hui a entraîné à décrire plutôt son "à venir". Pourtant, ce faisant, il a été espéré qu’il y aura, dans le futur, plutôt un "avenir" pour lui. Et cela n’a rien à voir avec l’accusation qui pourrait être lancée: «voilà encore et toujours, l’exception-laïque-à-la-française!».

Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter deux voix. L’une est celle de Jean Baubérot[37] qui écrit: «Dans le règlement juridique, la laïcité m’apparaît constituée de trois principes essentiels: le respect de la liberté de conscience et de culte; la lutte contre toute domination de la religion sur l’État et sur la société civile; l’égalité des religions et des convictions, les “convictions incluant le droit de ne pas croire. Il faut arriver à tenir ensemble ces trois préceptes si l’on veut éviter toute position arrogante et péremptoire. Mais évidemment, dans la pratique, les acteurs ont tendance à privilégier l’un ou l’autre de ces trois principes: les croyants se réfèrent surtout à la liberté de culte; les agnostiques (et les anticléricaux) s’appuient plutôt sur la lutte contre la domination des religions; quant aux minoritaires, ils insistent sur l’égalité des religions et des convictions». Parmi les acteurs, l’on peut considérer que les juristes ont un rôle à jouer, y compris ceux qui font entendre une musique peu audible. Plus fondamentalement, la recherche de l’équilibre n’est jamais chose facile et l’histoire de l’évolution du principe dans le droit constitutionnel français le démontre d’évidence. Et, comme dans le langage courant, l’équilibre est un état de repos d’un corps soumis à des forces qui s’annulent, cet état ne pourrait-il pas être celui de la laïcité?

Cet auteur, qui n’est pas juriste, considère aussi que la laïcité permet de lutter contre toute domination, non seulement sur l’Etat, mais aussi sur la «société civile». Cela fût le cas, longtemps, de la religion catholique qui a réuni les deux dominations, au moins jusqu’à la déclaration de 1789. Toutefois, l’interprétation de Jean Baubérot interpelle à propos d’une des significations de la burqa aujourd’hui portée dans l’espace public qui n’est pas celui de l’Etat. Si cette tenue est un signe religieux, en venant de la société civile, n’a-t-elle pas aussi des conséquences sur la loi? En 2004, tel a été le cas de la loi interdisant les signes ostensibles dans l’école publique au nom de la laïcité qui a calmé le débat. Pourrait-il en être de même dans le cadre de la loi de 2010 dans lequel le principe de laïcité a été rejeté? Même s’il est démontré que tous les extrémismes commencent par pénétrer la société civile pour, ensuite, atteindre l’Etat dans un processus vertical de bas en haut, il faudrait inverser la définition du principe de laïcité qui, lui, s’impose également verticalement, mais de haut en bas. Ce n’est pas pensable diraient, en chœur, les juristes, car, tout en reprenant le pessimisme de Denys de Béchillon, les outils juridiques habituels manqueraient véritablement, tout comme la conception de la loi de l’Etat. Donc, oui, quel que soit le fondement de la loi d’interdiction, elle est indispensable, contrairement à ceux qui s’interrogent encore sur sa nécessité.

L’autre voix est celle de Régis Debré qu’il fait entendre en remettant, au ministre de l’éducation nationale, son rapport de février 2002 sur «L’enseignement du fait religieux à l’École laïque». Selon lui, la laïcité «est inscrite dans la Constitution, plus exigeante qu’une séparation juridique des Eglises et de l’État et plus ambitieuse qu’une simple "sécularisation" (qui déconfessionnalise les valeurs religieuses pour mieux les déployer dans la société civile elle-même), notre approche nationale d’un principe en droit universel dont l’application en France, pour imparfaite qu’elle soit, est plus avancée qu’ailleurs, constitue une singularité en Europe»[38]. Si l’auteur du rapport n’est pas non plus un juriste, il a raison de mettre l’accent sur la séparation juridique et de rappeler que l’expérience française est singulière, refusant ainsi qu’elle soit une exception comme on le dit ou l’écrit très souvent. Sans doute par habitude de langage encore une fois.

Mais, peut-on protester encore, les deux auteurs cités sont français. N’est-il pas normal qu’ils défendent la laïcité-à-la-française? Sans doute, mais pas seulement. En effet, cette singularité pourrait avancer ailleurs en venant, cette fois-ci, du côté de l’état de/du droit comparé dans des Etats européens[39] qui ont fait, à l’origine, le pari démocratique en sortant des régimes nazi ou de type fasciste. Pourtant, actuellement et malgré leurs histoires particulières, leurs droits ou des prises de position de leurs responsables politiques réactivent le débat sur le principe de laïcité. On le sait, la Constitution de la République fédérale allemande, adoptée en 1949, accepte le pluralisme. C’est ainsi que, dans la très catholique Bavière, un grand débat a eu lieu en 1995 à propos des crucifix apposés sur les murs des écoles publiques, puisque la Constitution de l’"Etat libre de Bavière", qui date de 1946, assigne pour mission à ces établissements «d’éduquer les élèves selon les principes du christianisme». La Cour constitutionnelle fédérale a rendu, le 10 août 1995, un arrêt dans lequel elle juge «inconstitutionnel» le règlement de ce Land qui, lui, a, ensuite, décidé de laisser les crucifix, sauf si cela peut s’avérer gênant pour certaines personnes. Par ailleurs, lorsque Aygul Ozkan est devenue, le 27 avril 2010, la première femme musulmane d’origine turque à être nommée ministre de l’Intégration en Basse-Saxe, elle a déclaré «que le foulard n’a pas sa place dans les établissements scolaires»… Face à la question portant sur le crucifix, elle a considéré qu’«il n’a pas plus sa place dans les classes que le foulard …»[40]. Et le 16 octobre 2010, s’exprimant devant l’Union des jeunes démocrates, Angela Merkel, chef du gouvernement fédéral, a admis que l’approche multiculturelle en matière d’immigration notamment musulmane «a échoué, totalement échoué»[41].

Dans ce pays, sur le plan juridique, le tribunal administratif de Berlin-Brandebourg a refusé en deuxième instance, le 27 mai 2010, à un lycéen musulman le droit à une salle spéciale pour faire ses prières durant les pauses entre deux cours. L’établissement dans lequel est scolarisé Yunus M. avait fait appel d’un jugement qui lui imposait une telle mise à disposition. Au contraire, les magistrats du second degré ont estimé que l’école est le lieu de rencontre de «nombreuses religions et croyances différentes» et qu’il y a également des élèves athées. Ils en déduisent que ce "pluralisme" porte en lui «un potentiel conflictuel important» et que, dans ces conditions, l’école publique doit être garante de la neutralité religieuse. Dans ce cas, l’on retrouve le même raisonnement qu’en France, à propos d’une exigence particulièrement ostensible de la part de ce lycéen.

Le principe de laïcité utilisé par ce juge est conforme à la logique juridique allemande fédérale. Cette dernière, en fonction de la répartition des compétences entre l’Etat fédéral et les Etats fédérés, ne peut imposer une restriction à des droits fondamentaux, sur tout le territoire républicain, qu’en fondant les arrêts sur l’égalité de tous les citoyens et la neutralité, d’autant plus que la liberté des cultes est garantie sans qu’une loi nationale puisse la restreindre. C’est la raison pour laquelle, seule, la théorie jurisprudentielle des "limites immanentes" peut permettre au droit fédéral d’imposer aux droits fédérés des limites à cette liberté, notamment dans le domaine scolaire qui est régi par les droits fédérés[42]. En effet, l’on ne peut imaginer que ceux-ci portent atteintes à celui-là. Il ne faut pas oublier non plus les deux arrêts "Solange" rendus, respectivement le 29 mai 1974 et le 22 octobre 1986, par la Cour fédérale concernant la préservation de l’ordre juridique interne. Ils refusent qu’il y ait, sur le droit constitutionnel allemand, une primauté inconditionnelle du droit communautaire imposée par le célèbre arrêt "Costa/ENEL" rendu, le 15 juillet 1964, par la Cour de justice des communautés européennes de Luxembourg.

En Italie, la Constitution de 1948 déclare que la «République est démocratique …», sans aucune mention à la laïcité du fait des relations particulières entretenues avec l’Eglise catholique apostolique et romaine. Pourtant, une affaire largement commentée a donné lieu, le 9 décembre 2009, à un arrêt de la Chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme. Les faits concernent toujours l’apposition du Christ sur les murs des écoles publiques et, dans son pays d’abord, Soile Lautsi, avait estimé que cela portait atteinte, entre autres, au principe de laïcité. Elle avait été déboutée par le tribunal administratif de la région de Vénitie en 2005 au motif que le crucifix est à la fois le symbole de l’histoire et de la culture italiennes et le symbole des principes d’égalité, de liberté et de tolérance, ainsi que de la laïcité de l’Etat. Le pourvoi de Soile Lautsi devant, cette-fois, le Conseil d’Etat italien avait été aussi rejeté le 13 février 2006. La requérante s’est alors tournée vers la Cour de Strasbourg, dont l’arrêt a été attendu avec grand intérêt. Ce dernier considère que la présence de crucifix est contraire au droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions et au droit des enfants à la liberté de religion, les juges ont conclu à la violation de l’article 2 du protocole no 1 (droit à l’instruction qui est d’ordre économique et social), examiné conjointement avec l’article 9 (liberté individuelle de pensée, de conscience et de religion), ces deux droits devant être conciliés. Le collège des cinq juges de la Grande Chambre, qui s’est réuni les 1er et 2 mars 2010, a accepté la demande de renvoi présentée par le gouvernement italien le 28 janvier 2010. Il s’agit incontestablement d’une affaire "Soile Lautsi" à suivre en ce qui concerne le principe de laïcité, tout comme l’avaient été l’arrêt «Leyla Sahin c. Turquie» et, surtout, les deux arrêts «Belgin Dogru c. France» et «Esma-Nur Kervanci c. France».

Quant à elle, l’Espagne est une monarchie parlementaire réunissant, parfois avec de nombreuses difficultés, des communautés autonomes. Sa Constitution de 1978, plus récente que celles qui viennent d’être mentionnées, contient un article 16 stipulant: «1. On garantit la liberté d’opinion, de religion et de culte des individus et des communautés sans autres limitations, dans ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi. 2. Nul n’est obligé de faire connaître son opinion, sa religion ou ses croyances. 3. Aucune confession n’est religion d’État. Les pouvoirs publics tiennent compte des croyances religieuses de la société espagnole et maintiendront les relations de coopération poursuivies avec l’Eglise catholique et les autres confessions». Malgré le caractère non confessionnel de l’Etat et en raison de relations dues à une histoire passée pas si lointaine[43], l’on comprend que la nouvelle Constitution ne puisse pas se référer à la laïcité, ce qui, symboliquement, se traduit toujours par le fait que tout nouveau chef de gouvernement prenant ses fonctions, doive jurer fidélité à la Constitution devant un crucifix. Or, pour la première fois, un magistrat espagnol s’est appuyé, en novembre 2008, sur la Constitution qui garantit la «liberté de religion et de culte» et qui assure le caractère «laïque et neutre» de l’Etat. Pour lui, la «présence de ces symboles dans les zones (...) où des mineurs en pleine phase de formation reçoivent des cours, peut provoquer chez eux le sentiment que l’Etat est plus proche de la religion catholique que d’autres confessions». Satisfaction a ainsi été donnée à une association qui milite en faveur de l’école laïque.

Et voilà que, après la France et la Belgique, le débat sur l’interdiction – ou non – du port du voile intégral se répand dans toute l’Espagne. De son côté, la puissante Eglise catholique défend la burqa en s’appuyant sur l’article 16, alinéa 1 de la Constitution selon lequel: «On garantit la liberté d’opinion, de religion et de culte des individus et des communautés sans autres limitations, dans ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi». D’un autre côté et après réflexion, le gouvernement central songe à inclure, dans une future loi sur la "liberté de religion", une mesure dont l’objectif est de restreindre l’usage du voile intégral de type burqa dans les lieux publics. C’est ce qu’a déclaré devant la presse, le 15 juin 2010, le ministre espagnol de la Justice, Francisco Caamano: «Nous croyons, a-t-il dit, qu’il y a des éléments comme la burqa qui sont difficilement compatibles avec la dignité humaine et surtout qui posent des problèmes d’identification dans les lieux publics». La nouvelle loi «devra adopter des mesures sur ces symboles qui empêchent l’identification dans les espaces publics, (ce qui pose) des problèmes de sécurité».

Alors, les arguments sur la (les) signification(s) du principe de laïcité, tout comme celui qui concerne la dignité ou encore la définition retenue de l’ordre public, l’étendue de l’encadrement juridique à tout l’espace étatique ou seulement à certaines de ses portions et la spécification – ou non – des signes ou tenues seront évidemment débattus dans les Etats concernés. Peut-être même le sont-ils déjà dans d’autres Etats, comme la Pologne dont la Constitution se réfère à Dieu[44]. Cette analyse du droit comparé pourrait indiquer une voie pour éviter que la laïcité sente autant la poudre en France et aussi ailleurs, afin qu’elle devienne acceptable et conciliable avec les autres droits nationaux européens. En ce sens, il pourrait être suggéré d’utiliser «séparation de l’Etat et des Eglises» et «neutralité de l’État»[45], plutôt que "laïcité". Vous aurez compris que ce n’est pas mon hypothèse de travail.

Reste encore une question: ce changement aurait-il des conséquences sur le droit européen supranational? Même si, positivement, le premier arrêt Leyla Sahin ne doit pas être pris en compte, il ne faut pas oublier, sur le plan intellectuel, qu’il se fondait sur les principes d’égalité et de laïcité d’où découle le droit fondamental à l’instruction. Ceci entraîne la neutralité de l’Etat, sa séparation d’avec les Eglises et, notamment, l’interdiction pour les élèves des établissements publics d’enseignement de porter des signes liés à leurs convictions religieuses, lorsqu’ils sont ostensibles – et pas seulement ostentatoires. A moins que, dans l’affaire où est impliquée l’Italie dont le gouvernement a très mal reçu le premier arrêt, la Grande Chambre s’appuie sur sa jurisprudence antérieure de 2005, ce qui serait encore un autre "coup" porté au principe de laïcité.

Pour autant, après et heureusement, le processus de type herméneutique lié à l’interprétation du discours juridique ne sera jamais clos. Surtout en France où la laïcité est un mot du passé, vécu au présent, en attente d’un futur. C’est dans ce sens que, en interrogeant les "variations …", les explications proposées sont françaises sans doute, mais sans passion et surtout pas "franchouillardes" et "laïcardes". Ou, pour reprendre encore une fois l’ironie de Charles de Gaulle dans sa conférence de presse du 15 mai 1962, il est espéré qu’il ne s’agit pas d’«esperanto ou (de) volapük intégrés» dans une Europe supranationale de plus en plus anglophone et, décidemment, (très? trop?) tolérante pour l’expression collective des différences, y compris dans l’espace public strictement entendu, ce au nom de la démocratie libérale pluraliste.

 

 

Notes additionnelles

 

Après le colloque, des évènements importants de type politique et juridique se sont produits très récemment, ce qui démontre l’actualité d’un débat sur la laïcité, non seulement en France mais aussi dans le cadre des Etats-membres de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. En conséquence, avant publication, il convient d’ajouter à l’analyse proposée les deux notes suivantes.

 

1.1. Après Angela Merkel, chancelière allemande, David Cameron, Premier Ministre britannique, a fustigé le multiculturalisme dans son pays lors de la conférence sur la sécurité qui s’est tenue à Munich au début du mois de février 2011. Le chef du gouvernement a jugé que «au nom du multiculturalisme, nous avons encouragé différentes cultures à vivre séparées. Nous avons échoué à leur donner la vision d’une société à laquelle elles auraient dû vouloir appartenir. Nous avons même toléré que ces communautés, parfois, bafouent nos valeurs… Certains jeunes musulmans se retrouvent sans racines, ils trouvent difficile de s’identifier à la Grande-Bretagne parce que nous avons laissé son identité collective s’affaiblir… Je crois qu’il est temps de tourner la page sur les politiques du passé qui ont échoué»[46].

 

1.2. Etant donné l’importance de la laïcité républicaine, c’est en France que les polémiques ont été et sont toujours les plus vives sur les rapports entre les Eglises et l’Etat. Elles ont été récemment réactivées de manière spectaculaire avant que se tienne, au début du mois d’avril, la «Convention sur la laïcité» préparée depuis six mois par l’Union Pour un Mouvement Populaire (UMP). Le 29 mars 2011, la Conférence des responsables de cultes en France, créée à la fin de l’année dernière et regroupant six instances représentant le bouddhisme, les Eglises chrétiennes (catholique, orthodoxe, protestante), l’Islam et le judaïsme, a publié une "Tribune" sur le même thème[47]. Etant donné la proximité des dates, elle est en quelque sorte un coup de semonce adressé directement au parti présidentiel majoritaire qui est averti que «l’accélération des agendas politiques risque, à la veille de rendez-vous électoraux importants pour l’avenir de notre pays… de susciter des confusions qui ne peuvent qu’être préjudiciables». Par ailleurs, les hauts dignitaires doutent aussi de la nécessité d’un tel débat, après tant d’autres et tant de travaux, rapports et propositions sur la laïcité. Ils n’ignorent pas non plus que les résultats du second tour des élections cantonales qui s’est déroulé l’avant-veille de la parution de leur Tribune, ont permis au Front National d’obtenir plus de 11,5 % des suffrages exprimés et que ce parti a annoncé depuis longtemps qu’il ferait de la laïcité l’un de ses thèmes de campagne en vue de l’élection présidentielle de 2012. Et ils savent que, dans ce cadre, les questions sur la place de l’Islam, la sécurité et la politique d’immigration sont et seront encore plus âprement discutées au moment de l’ouverture officielle de la campagne. En raison de cette conjoncture et de la puissance et de la rapidité de la diffusion de l’information, c’est donc de manière très ostentatoire que les représentants des religions s’invitent en tant qu’acteurs politiques et entendent peser de tout leur poids dans un climat délétère pour le pouvoir en place, pour les partis de gouvernement et aussi pour les religions historiquement les plus anciennes.

Sur le fond, les signataires livrent donc leur propre définition de la laïcité. En ouverture, ils estiment qu’elle «est un des piliers de notre pacte républicain, un des supports de notre démocratie, un des fondements de notre vouloir vivre ensemble». Au passage, il convient de remarquer que cette phrase ne serait pas désavouée par aucune des forces politiques républicaines. Mais, par la suite, l’on peut néanmoins se demander si, tout en la dénonçant, la leçon ainsi administrée ne participe pas à son tour à ce qu’elle dénonce, c’est-à-dire une certaine "confusion" sur la compréhension de la laïcité. Cette dernière, est-il écrit, «n’est pas séparable» d’un «ensemble de valeurs partagées par tous», tels «la dignité et le respect de la personne humaine et de sa liberté inaliénable». Cette formulation entraîne l’interrogation suivante: de quelle catégorie relève la "laïcité" elle-même? Seule, constitue-t-elle une catégorie sui generis ou, en tant que partie d’un tout, entre-t-elle dans la catégorie des valeurs? Or, comme on l’a souligné, ces dernières sont à la mode et tous les discours s’en emparent, y compris celui du droit jurisprudentiel récent. A cet égard, il se peut d’ailleurs que le discours religieux puisse en revendiquer la paternité, notamment en ce qui concerne la dignité, sujette elle aussi à des variations différenciées. En tout cas, en utilisant le mot "valeur", dont la signification morale n’est plus à démonter, les signataires évitent d’en employer un autre – "principe" – qui est en usage dans le langage du droit républicain. Cela permet d’estomper un peu plus la distinction entre les champs politique, religieux et juridique.

En ouverture, il convient de saluer la forte affirmation selon laquelle «tous les cultes adhèrent sans réserve à ces principes fondamentaux tels qu’ils s’expriment en particulier dans ses deux premiers articles». En effet, l’histoire, même récente, démontre que cette adhésion a pris beaucoup de temps, en particulier en ce qui concerne l’Eglise catholique. Les hauts dignitaires s’adressent donc à leurs fidèles qui, eux peut-être, n’admettent pas tous «sans réserve» ces principes, et aussi aux républicains nostalgiques des combats contre l’Eglise. L’effort pédagogique est évidemment louable, car tout va mieux en l’écrivant, lorsque tout n’est pas évident. Mais les signataires visent aussi un autre lecteur qui est l’UMP dont la Convention est jugée inopportune et, au-delà et en priorité, le Président de la République en personne, probable candidat. Or, faut-il rappeler aux auteurs que, aux termes de l’article 4 de la Constitution de 1958, seuls, «les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage»? Dans le droit constitutionnel, cette énonciation implique que l’on ne peut reprocher aux institutions qu’elle cite d’exercer leur rôle et que, en revanche, celles qui n’ont pas ce caractère politique ne participent pas à la formation du lien politique. Pourtant, la Tribune précise que les cultes en France ont toujours été et seront des forces de propositions constructives. Puis vient le plus important, lorsqu’il est fait référence aux "principes" contenus dans le Titre I de la loi de 1905 qui, d’une manière générale, ne mentionne jamais la laïcité. Ensemble, ces derniers établissent les bases des relations entre "les" Eglises et "la" République, c’est-à-dire la "séparation" entre le pluriel – "celles-là" – et le singulier – "celle-ci", ce qui entraîne la reconnaissance simultanée de la liberté d’expression dans l’espace politique et dans les espaces religieux. Il s’agit de ne pas confondre l’un avec les autres, il n’y a pas recouvrement de l’un par les autres, ce n’est pas non plus une étanchéité totale entre ces derniers, mais, tout au contraire, il s’agit d’un respect mutuel des différences inscrites dans les deux articles. D’un côté, comme l’énonce l’article premier que l’on oublie un peu vite, c’est la République qui assure la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, ces derniers n’étant pas "uniformes", comme le signalent les responsables religieux. D’un autre côté, selon l’article 2, «la République ne reconnaît aucun culte …» parce que, contrairement au principe transcendantal qui anime les règles religieuses, elle est issue du suffrage universel, ce qui la rend "indivisible" (article premier de la Constitution de 1958). Deux interférences sont ainsi rejetées pour garantir les deux autonomies: celle de la République par rapport à celles des Eglises et celle de ces dernières par rapport à celle-là. Ou si l’on préfère, ces deux articles opèrent une distinction entre le "vouloir vivre ensemble" (espace unifié de la société politique ou publique libéré de toute référence à un dogme) et le "vouloir vivre entre soi" (espace diversifié de la société civile que toutes les libres convictions fragmentent).

C’est en ce sens que, contrairement aux dignitaires cultuels, l’on a tenté de démontrer que, loin d’être une valeur qui peut toujours être discutée, le concept de laïcité est raisonné. C’est lui qui fonde, d’une part, la liberté politique qui se décline, en droit, en libertés politiques qui ne se comprennent que parce qu’il y a neutralité confessionnelle de la République. Ceci entraîne la même neutralité pour son représentant direct – le président de la République – et pour tous ceux qui représentent l’Etat ou d’autres institutions publiques ou encore les partis politiques qui, selon l’article 4 de la Constitution de 1958, doivent respecter «les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie». On le constate, les Eglises, par leur nature intrinsèque, ne répondent à aucune de ces caractéristiques. En même temps, d’autre part, ce concept est à la base de la liberté individuelle, source de toutes les libertés civiles individuelles, puisque en particulier «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi» (article 10 de la Déclaration de 1789). Dans les circonstances rappelées, ses destinataires étant des acteurs politiques, la Tribune, signée par tous les responsables religieux, ce qui est une première, retransmise instantanément sur tous les réseaux d’information, contient bien une leçon qui est politique. Elle contribue ainsi au brouillage de la signification des principes propres à l’espace public républicain, parmi lesquels la laïcité a une place éminente. Et, comme on va le voir maintenant, elle n’est pas la seule. Il y a en effet une autre coïncidence de dates entre sa parution et celle du dénouement juridictionnel de ce qui, en Italie, était devenue l’"Affaire".

 

2. A la suite de son intervention orale, l’auteur de ces lignes avait été interrogé par ses collègues italiens sur le devenir jurisprudentiel de l’"affaire Lautsi". A cet égard, la Grande Chambre s’est prononcée le 18 mars 2011, ce qui a dû calmer certaines inquiétudes qui étaient nées à la suite de l’arrêt rendu, le 3 novembre 2009, par la deuxième section de la Chambre. A une écrasante majorité de quinze sur dix-sept, les juges estiment que, contrairement à ceux de la Chambre, il n’y a pas violation de l’article 2 du protocole no 1 (droit à l’instruction), examiné conjointement avec l’article 9 (liberté individuelle de pensée, de conscience et de religion), qui donne cette fois-ci satisfaction à l’Etat défendeur. C’est dans le § 57 que la Cour définit le problème qu’elle a à résoudre, «en l’espèce». S’il s’agit pour elle de s’interroger sur la "compatibilité" des deux articles cités, «d’une part, précise-t-elle, elle n’est pas appelée à examiner la question de la présence de crucifix dans d’autres lieux que les écoles publiques. D’autre part, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la compatibilité de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques avec le principe de laïcité tel qu’il se trouve consacré en droit italien». Les arguments qui sont développés dans l’arrêt et la solution adoptée contiennent plusieurs enseignements, parmi lesquels ne sont choisis que ceux qui soutiennent la démonstration entreprise. En attendant, peut-être, les objections des collègues italiens…

 

2.1. Dès l’abord, soigneusement, deux aspects très sensibles à l’origine de débats importants sont écartés. En premier lieu, l’espace public dans lequel sont exposés les crucifix est délimité: il s’agit seulement des écoles. Ainsi, sont exclus les hôpitaux publics par exemple et, a fortiori, l’espace public tout entier, comme c’est le cas en France. En second lieu, la Cour s’interdit de mettre en relation la présence des crucifix avec le principe de laïcité «tel qu’il se trouve consacré en droit italien». En effet, ce principe n’apparaît pas explicitement dans la Constitution de 1948 et ce n’est que la Cour constitutionnelle qui en a fait un «principe suprême de l’ordre constitutionnel». De son côté, dans l’affaire rapportée et avant que la Cour européenne ne se prononce, l’arrêt du Conseil d’Etat italien daté du 13 avril 2006 (no 556) a considéré que la laïcité n’est qu’une valeur parmi d’autres de la vie civile italienne. «Dans un cadre non religieux comme l’école, considère-t-il, laquelle est destinée à l’éducation des jeunes, le crucifix peut encore revêtir pour les croyants les valeurs religieuses susmentionnées, mais, pour les croyants comme pour les non-croyants, son exposition se trouve justifiée et possède une signification non discriminatoire du point de vue religieux s’il est capable de représenter et d’évoquer de manière synthétique et immédiatement perceptible et prévisible (comme tout symbole) des valeurs civilement importantes, en particulier les valeurs qui sous-tendent et inspirent notre ordre constitutionnel, fondement de notre vie civile. En ce sens, le crucifix peut remplir – même dans une perspective “laïque distincte de la perspective religieuse qui lui est propre – une fonction symbolique hautement éducative, indépendamment de la religion professée par les élèves». D’un autre côté, dans son opinion séparée sous la décision Lautsi, le juge européen Bonello exprime avec force ses doutes sur la laïcité, voire même son refus d’une sorte d’extrémisme laïcard à la française (?). «Eu égard, estime-t-il, aux racines historiques de la présence du crucifix dans les écoles italiennes, retirer celui-ci de là où il se trouve, discrètement et passivement, depuis des siècles n’aurait guère été un signe de neutralité de l’Etat. Le retirer aurait constitué une adhésion positive et agressive à l’agnosticisme ou à la laïcité, et aurait donc été tout sauf un acte neutre. Maintenir un symbole là où il a toujours été n’est pas un acte d’intolérance des croyants ou des traditionalistes culturels. Le déloger serait un acte d’intolérance des agnostiques et des laïcs». L’arrêt entérine donc cette conception particulière de la laïcité en droit italien. C’est d’ailleurs ainsi que la Cour avait procédé dans les affaires «Belgin Dogru c. France» (no 27058/05) et «Esma-Nur Kervanci c. France» (no 31645/04) du 4 décembre 2008, dans lesquels elle considérait que, dans le droit français, la laïcité est consacrée au moins depuis la loi de 1905.

 

2.2. Ensuite, soulignant l’attente impatiente de la résolution de l’affaire en cause, il convient de noter que pas moins de dix gouvernements ont été entendus au titre de tiers intervenants pour soutenir le gouvernement italien, sans doute à titre préventif. Huit d’entre eux l’ont fait collectivement: l’Arménie[48], la Bulgarie[49], Chypre[50], la Fédération de Russie, la Grèce[51], la Lituanie, Malte[52], et de la République de San-Marin. En mettant à part cette dernière qui ne possède pas de constitution formelle et la Fédération de Russie dont la Constitution proclame la sécularisation de l’Etat, un rapide répertoire des six normes fondamentales actuellement en vigueur sur les rapports entre l’Eglise et l’Etat démontre que d’éventuelles poursuites ne peuvent être exclues tant au niveau national, qu’au niveau européen. Jugeant du seul cas italien, la Cour ne pouvait se livrer à une telle analyse de droit constitutionnel comparé. Cependant, elle envoie un message indirectement positif à ces Etats: le principe de laïcité ne fait pas partie du patrimoine constitutionnel commun aux Etats-membres du Conseil de l’Europe, et il ne fonde pas dans tous les cas l’état de/du droit jurisprudentiel supranational.

Se sont également exprimés, à titre individuel cette fois, les gouvernements de Monaco et de Roumanie. Le premier «déclare partager le point de vue du gouvernement défendeur selon lequel, placé dans les écoles, le crucifix est un "symbole passif", que l’on trouve sur les armoiries ou drapeaux de nombreux Etats et qui, en l’espèce, témoigne d’une identité nationale enracinée dans l’histoire». Le second «estime que la chambre n’a pas suffisamment tenu compte de la large marge d’appréciation dont les Etats contractants disposent lorsque des questions sensibles sont en jeu et qu’il n’y a pas de consensus à l’échelle européenne. Il rappelle que la jurisprudence de la Cour reconnaît en particulier auxdits Etats une importante marge d’appréciation dans le domaine du port de symboles religieux dans les établissements publics d’enseignement; il considère qu’il doit en aller de même pour l’exposition de symboles religieux dans de tels lieux ...». L’arrêt répond aussi indirectement aux craintes exprimées par ces deux gouvernements: puisque les crucifix, symboles essentiellement passifs aux yeux de la Cour, peuvent être exposés, les croix continueront à orner les armoiries et drapeaux de nombreux Etats, en raison de la marge d’appréciation effectivement importante que les juges laissent au libre arbitre de ces derniers.

 

2.3. Pour démontrer précisément qu’il n’y a pas de consensus entre les Etats-membres sur la présence ou non des symboles religieux dans les écoles publiques, une classification est établie selon qu’ils interdisent ou prévoient expressément cette présence, ou encore qu’ils ne possèdent pas de réglementation spécifique[53]. Somme toute, à bien relire cette répartition dans laquelle trois Etats seulement imposent expressément la présence, une autre conclusion peut être tirée: il y a beaucoup plus d’Etats qui interdisent cette présence ou qui ne la règlementent pas précisément. Le peu de crédibilité de cet argument est souligné par le juge Malinverni dans son opinion dissidente, à laquelle se rallie la juge Klaydjeva, qui l’affaiblit encore en ajoutant que là «où elles ont été appelées à se prononcer sur cette question, les cours suprêmes ou constitutionnelles européennes ont chaque fois et sans exception fait prévaloir le principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat: la Cour constitutionnelle allemande, le Tribunal fédéral suisse, la Cour constitutionnelle polonaise et, dans un contexte légèrement différent, la Cour de cassation italienne».

 

2.4. Puis et c’est le plus important, la Cour se penche sur l’influence de la présence d’un crucifix dans les écoles publiques en la mettant en relation avec le seul principe de neutralité (§ 72), celui de laïcité ayant été rejeté. Parce que le crucifix a pour elle un caractère "passif", la Haute instance décide que la neutralité n’est, à son tour, pas suffisamment atteinte. Il en résulte qu’il n’y a pas violation des droits individuels des usagers – les élèves des écoles publiques – et que l’Etat peut continuer à exposer les symboles religieux en cause. On a du mal à se rallier à ce raisonnement qui mêle indistinctement ceux-là et celui-ci. D’une part, si l’on se situe du côté des établissements, l’Etat y est chargé d’une obligation d’instruction qui, elle-même, ne devient effective et positive qu’à travers une neutralité confessionnelle active. Et c’est bien ce qu’observe le juge Malinverni pour qui «nous vivons désormais dans une société multiculturelle, dans laquelle la protection effective de la liberté religieuse et du droit à l’éducation requiert une stricte neutralité de l’Etat dans l’enseignement public, lequel doit s’efforcer de favoriser le pluralisme éducatif comme un élément fondamental d’une société démocratique telle que la conçoit la Convention». Autrement, comment comprendre l’arrêt «Dalhab c. Suisse» du 15 février 2001 qui «relève, en l’espèce, que l’interdiction, signifiée à la requérante, de ne pas revêtir, dans le seul cadre de son activité professionnelle, le foulard islamique, ne vise pas son appartenance au sexe féminin, mais poursuit le but légitime du respect de la neutralité de l’enseignement primaire public? Plus même, comment comprendre aussi que cette neutralité puisse être imposée aux usagers des établissements publics d’enseignement supérieur comme le rappelle l’arrêt «Leyla Sahin c. Turquie» du 10 novembre 2005? En revanche, dans l’affaire Lautsi, la Grande Chambre estime que l’Etat, loin d’être chargé d’un devoir de neutralité confessionnelle, a une liberté d’agir dans un domaine qui, avant tout, a une signification religieuse.

D’autre part, les juges tirent une autre conséquence du caractère passif du symbole: qualifié comme tel, il ne peut entraîner un endoctrinement des élèves («On ne saurait notamment lui attribuer une influence sur les élèves comparable à celle que peut avoir un discours didactique ou la participation à des activités religieuses …»), d’autant plus que, au sein des écoles publiques, toutes les religions minoritaires reconnues sont libres de s’exprimer, ceci compensant en quelque sorte cela. A cet égard, la Cour se rallie à la thèse défendue par le gouvernement italien qui soutient que son pays a opté «pour une approche bienveillante à l’égard des religions minoritaires dans le milieu scolaire: le droit positif admet le port du voile islamique et d’autres tenues ou symboles à connotation religieuse; le début et la fin du ramadan sont souvent fêtés dans les écoles; l’enseignement religieux est admis pour toutes les confessions reconnues; les besoins des élèves appartenant à des confessions minoritaires sont pris en compte, les enfants juifs ayant par exemple le droit de ne pas passer d’examens le samedi». Cette affirmation appelle deux remarques.

La première concerne la liberté de religion reconnue aux "élèves". Toute l’hypothèse, soutenue dans les développements qui précédent cette note, a tendu à démontrer que, avec le principe de liberté, le milieu scolaire reflète le morcellement de la société civile, ce qui entraîne une confusion relative à l’identification du titulaire des droits de l’Homme. En effet, le champ de l’espace public de l’école, devenant un lieu dans lequel s’expriment – s’affrontent? – toutes les libertés individuelles comprises dans l’article 9 de la Convention, c’est la règle théologique ou toute autre règle particulière propre à chaque "enfant" qui y est reconnue. Ce faisant, il y a recouvrement d’un statut juridique par l’autre: seul l’enfant compte, alors que le droit distingue ce dernier de l’élève. Ce glissement n’est pas sans conséquence non plus sur les droits eux-mêmes. Le droit à l’instruction prévu à l’article 2 du protocole no 1 est celui de tous les élèves, le droit à la liberté de pensée est celui de cet enfant-là. Une question surgit alors: la règle particulière de chaque enfant ne risque-t-elle pas de submerger la règle commune à tous les élèves? La conception libérale défendue par la Cour entraîne aussi, en cascade, deux interrogations. L’une concerne la qualification du droit reconnu à ceux qui prennent en charge des mineurs. Le droit d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions particulières appartient aux parents, comme le souligne le § 76 de l’arrêt. Et le droit d’instruction des élèves selon la règle commune appartient à l’école publique. A cet égard, le même § 76, en utilisant les mots d’"enseignement" et d’"éducation" pour définir le rôle de l’Etat tout comme celui des parents, opère une confusion concernant les rôles respectifs de celui-là et de ceux-ci. En effet et en principe, hors de l’école, pour que soient garanties les libertés individuelles propres aux parents et à leurs enfants, l’Etat ne doit pas intervenir. Dans l’école, les histoires particulières des parents et de leurs enfants s’effacent et l’Etat doit intervenir parce qu’il se préoccupe des élèves à travers le droit à l’instruction, ce qui les rend égaux aux yeux de la règle commune.

La seconde remarque découle de la première. Lorsque les enfants/élèves portent des signes distinctifs ou revendiquent des aménagements spécifiques, l’on sait bien que, pour eux, cela est loin d’être passif. Au contraire, se comportant de cette manière, ils entendent faire savoir publiquement que la présence d’un crucifix – «avant tout religieux» pour la Cour (§ 66) – est évidemment attentatoire à leurs convictions et représentations. Nul ne peut nier que c’est le lot de toute religion "minoritaire" confrontée à une religion "majoritaire", sauf à faire perdre à chacune sa nature spécifique. Car, si l’une et l’autre n’étaient pas distinguées, logiquement, aucun débat ne pourrait avoir lieu puisque, unanimement, toutes les religions se reconnaîtraient dans un crucifix. Or, ce symbole a des caractéristiques spécifiques: apposé sur un mur, il est ostensiblement visible; intrinsèquement en tant que crucifix, il représente un corps humain, alors que d’autres religions interdisent une telle figuration; ce corps, qui subit un traitement particulièrement inhumain, appartient à celui qui tentait d’enseigner que, désormais, tout est amour. Or cette affection universelle entre tous les hommes n’est pas forcément le principe qui fonde toutes les religions dites du Livre. Pour toutes ces raisons et sauf à dénaturer aussi ce symbole, loin d’être passif, il impressionne ceux qui le regardent, notamment les enfants/élèves comme l’avait justement relevé la Chambre. De plus, ce crucifix, avec tout ce qu’il charrie, se différencie de la "croix" (cf. l’inquiétude exprimée par le gouvernement monégasque). Cette dernière peut être de forme diversifiée, son histoire peut être plus ancienne que ne l’est celle de la christianisation, elle peut appartenir à un autre personnage que Jésus et, en tout cas, jamais elle n’est ornée de la représentation du terrible supplice subi par le Christ, y compris sur le drapeau du Vatican et les armoiries papales.

 

2.5. A la suite de ses motivations, la Cour «dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 et qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 9 de la Convention». Pour parvenir à cette conclusion, les juges ont considéré qu’«il résulte de ce qui précède qu’en décidant de maintenir les crucifix dans les salles de classe de l’école publique fréquentées par les enfants de la requérante, les autorités ont agi dans les limites de la marge d’appréciation dont dispose l’Etat défendeur dans le cadre de son obligation de respecter, dans l’exercice des fonctions qu’il assume dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques» (§ 76). Dans le fond, c’est par appel à cette théorie d’origine uniquement prétorienne que le juge fait varier l’intensité de son contrôle obligatoire sur cette marge, ce au gré de circonstances qu’il apprécie dans le cadre de chaque affaire et même qu’il apprécie très différemment selon que c’est la Chambre ou la Grande Chambre qui se prononce sur la même affaire. Tel est le cas du principe de neutralité confessionnelle de l’Etat qui est jugé soit comme "actif/positif", soit comme "passif/négatif". On le constate, l’on est présence d’une politique jurisprudentielle qui décide, en Italie ou ailleurs, de la portée des principes. Ainsi, la Cour respecte sans doute le formalisme juridique en se référant à ces derniers, mais elle en amoindrit considérablement le sens ou leur en donne un conforme aux souhaits finalement politiques de l’Etat en cause.

 

2.6. Avec l’affaire Lautsi, l’on peut donc se demander si la Grande Chambre élabore une "jurisprudence" au sens où les juristes entendent ce mot. Sans doute formellement, la décision commentée, en effaçant l’arrêt de la Chambre, arrête ce conflit là. Cependant, comme le souligne l’opinion séparée du juge Power, l’arrêt "rectifie" les "erreurs" commises par la Chambre et il ajoute «la correction essentielle réside dans le constat que le choix de la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relève en principe de la marge d’appréciation d’un Etat défendeur». Cette analyse appelle deux remarques. En premier lieu, ce juge inverse les principes en faisant de la neutralité une conséquence du "principe" relatif à la marge d’appréciation. Au contraire, c’est bien du principe de neutralité que découle, en conséquence, le contrôle obligatoire de la Cour sur la marge d’appréciation. En second lieu, les termes utilisés sont forts – rectification des erreurs, correction – et semblent indiquer que le conflit entre la Chambre et la Grande Chambre est réel, profond et que, si la correction/punition n’a pas été assez sévère, il resurgira.

Par ailleurs, dans le cadre de chaque affaire, la Cour de Strasbourg ne cesse de rappeler que c’est "en l’espèce" qu’elle se prononce. Alors, dans le temps, y a-t-il répétition de la même solution ou plutôt des solutions différenciées en fonction des circonstances de la cause? Tel est le cas, d’une part, du principe de laïcité reconnu en tant que tel dans le seul cas français et, d’autre part, du principe de neutralité qui est soit prescriptif (cas turc), soit non prescriptif (cas italien et, indirectement, cas éventuels concernant les Etats qui se sont joints au gouvernement défendeur).

 

2.7. Après d’autres affaires, la Cour de Strasbourg s’est penchée sur la conciliation entre les droits individuels proclamés dans l’article 9 de la Convention, la force de l’impact d’un symbole religieux sur le droit à l’instruction énoncé dans l’article 2 du protocole no 1 et le principe de neutralité confessionnelle de l’Etat. A y regarder de près, il apparaît que ce dernier ait un "à venir" très sombre en tant que principe – tout comme celui de laïcité qui est encore plus fragile. N’est-il pas devenu une "valeur" qui est forcément non prescriptive et qui relève plus de jugements dits de valeurs, dont le droit a appris à se méfier? C’est la question que soulève le juge Malinervi en comparant le degré d’atteinte à la neutralité selon qu’il s’agit d’un symbole chrétien ou d’un symbole musulman. Pour lui, «la présence du crucifix dans les écoles est même de nature à porter plus gravement atteinte à la liberté religieuse et au droit à l’éducation des élèves que les signes vestimentaires religieux que peut porter, par exemple, une enseignante, comme le voile islamique. Dans cette dernière hypothèse, l’enseignante en question peut en effet se prévaloir de sa propre liberté de religion, qui doit également être prise en compte, et que l’Etat doit aussi respecter. Les pouvoirs publics ne sauraient en revanche invoquer un tel droit. Du point de vue de la gravité de l’atteinte au principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat, celle-ci est donc moindre lorsque les pouvoirs publics tolèrent le voile à l’école que lorsqu’ils y imposent la présence du crucifix». L’arrêt alimenterait donc la théorie contestée de l’origine seulement chrétienne de l’Europe ou, à tout le moins, ferait de la religion chrétienne une religion imposée, donc dominante. En conséquence, la Cour serait loin de ce qu’elle-même considère comme sa seule mission, c’est-à-dire interpréter la Convention à la lumière des circonstances de chaque époque, afin de rendre le droit "vivant", comme le qualifient les juristes italiens. Et cette méthode doit être d’autant plus respectée que tout indique effectivement qu’il n’y a pas d’avenir pour les sociétés européennes si elles ne s’ouvrent pas, tout en maintenant leur cohésion.

 

2.8. Finalement, cette articulation entre ouverture et cohésion débouche sur "la" question essentielle que pose l’arrêt: comment penser le rapport entre l’un et le multiple, sans gommer la réalité de ces derniers ou, plus exactement, l’intervalle nécessaire entre les deux? Partant de là, le juge dissident emprunte une double voie sur laquelle on cheminera avec lui, en partie seulement. D’un côté, pour lui, les enfants/élèves, voire les enseignants, doivent jouir de toutes leurs libertés individuelles dans l’école publique, parce que, affirme-t-il, c’est le rôle de l’Etat. Peut-il faire autrement? Sans doute pas, puisqu’il s’exprime es qualité. Cependant, en ne traitant que des droits individuels, n’a-t-il pas minoré la différence de statut juridique du titulaire des droits, en l’occurrence l’enfant et l’élève, et non pas l’enfant ou l’élève; la personne et l’enseignante, et non pas la personne ou l’enseignante? En revanche, d’un autre côté, dans le concert des juges européens de la Grande Chambre, la voix dissonante de ce juge est juste sur le principe de la neutralité confessionnelle de l’Etat. En effet, l’arrêt commenté, sur le fondement de la marge d’appréciation, laisse cette institution apprécier à son tour s’il convient - ou non – d’exposer des symboles religieux dans l’école publique, ce qui est une interprétation renversante du principe de neutralité. Pour la Grande Chambre, il signifie liberté individuelle propre à chaque Etat et, en conséquence, les enfants/élèves ont un droit à l’instruction qui est à géométrie variable. Mais alors, à qui incombera le devoir d’enseigner la règle commune aux différentes composantes d’un espace scolaire morcelé?

 

 



 

[I contributi della sezione “Memorie” sono stati oggetto di valutazione da parte dei promotori e del Comitato scientifico del Colloquio internazionale, d’intesa con la direzione di Diritto @ Storia].

 

[Colloquio internazionale La laicità nella costruzione dell’Europa. Dualità del potere e neutralità religiosa, svoltosi in Bari il 4-5 novembre 2010 per iniziativa della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università di Bari “Aldo Moro”, del Centre d’études internationales sur la romanité Université de La Rochelle e dell’Unità di ricerca “Giorgio La Pira” CNR – Università di Roma “La Sapienza”]

 

[1] Parmi ses très nombreux ouvrages philosophiques, on peut lire avec intérêt Temps et récit, tome 3, Paris, Poche, 1991.

 

[2] Pour une approche philosophique de cette théorie, l’on peut se référer au site suivant: <www.mezetulle.net/article-1560495.html> correspondant au blog de Catherine Kintzler. Ou encore: H. Pena-Ruiz, Dieu et Marianne: philosophie de la laïcité, Paris, PUF, 2001. Cet ouvrage, paru en 1999 pour la première fois, montre que la laïcité permet de concilier la diversité des croyances avec l’égalité des droits, préservant ainsi le «bien commun» de la «guerre des dieux». L’auteur met en évidence la «dimension émancipatrice» de la laïcité «face à la menace des nouveaux obscurantismes et des identités exclusives».

 

[3] Au cœur de la déclaration palpite le libelle, paru en janvier 1789, écrit par Siéyès: Qu’est-ce que le Tiers état? Le célèbre abbé se figure la loi au centre d’un cercle sur lequel, à égale distance, se trouvent les membres d’un "tout", ce que, d’après lui, revendique désormais le Tiers qui, jusqu’à présent n’a rien été dans la Nation.

 

[4] L’activité jurisprudentielle en droit administratif à la fin de 2009 et au début de cette année, démontre la permanence du débat relatif à la religion catholique à laquelle adhère la grande majorité des Français. Ainsi, le Tribunal administratif de Limoges a jugé contraire à la loi de 1905 les expositions publiques de reliques de saints limousins, le Tribunal administratif de Rennes a annulé la décision du conseil général du Morbihan décidant de financer le socle d’une gigantesque statue de Jean-Paul II qui devait être érigée sur le territoire de la commune de Ploërmel, la Cour administrative d’appel, suivant le Tribunal administratif de Lille, a rejeté la requête du maire de Wandignies-Hamage qui entendait laisser le crucifix, fixé sur le mur d’un local municipal servant de cantine scolaire.

 

[5] A ce sujet, au cours des années 2000-2010, il y a eu pas moins de quatre rapports importants: le rapport Barouin: «Pour une nouvelle laïcité», remis en mai 2003 au Premier Ministre, Jean-Pierre Raffarin; le rapport Stasi: «Rapport final de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République» remis en juillet 2003 au Président de la République, Jacques Chirac; le rapport Rossino: «La laïcité dans les services publics», remis en décembre 2005 au président de l’UMP; le rapport Machelon: «Les relations des cultes avec les pouvoirs publics», remis en septembre 2006 au ministre de l’Intérieur et des Cultes, Nicolas Sarkozy. Jacques Chirac, signe un décret en mars 2007 visant à créer l’«Observatoire national de la laïcité» qui n’a pas été installé. Sur le plan jurisprudentiel, à la fin de 2009 et au début de cette année, le Tribunal administratif de Limoges a jugé contraire à la loi de 1905 les expositions publiques de reliques de saints limousins; le Tribunal administratif de Rennes a annulé la décision du conseil général du Morbihan décidant de financer le socle d’une gigantesque statue de Jean-Paul II qui devait être érigée sur le territoire de la commune de Ploërmel; la Cour administrative d’appel, suivant le Tribunal administratif de Lille, a rejeté la requête du maire de Wandignies-Hamage qui entendait laisser le crucifix fixé sur le mur d’un local municipal servant de cantine scolaire.

 

[6] Dès sa nomination au poste de Premier Ministre en 1988, Michel Rocard a indiqué qu’il ne souhaitait pas que les projets de lois préparés par le gouvernement puissent être critiqués par le Conseil constitutionnel.

 

[7] Cela laissera des traces lorsqu’il s’agira de nommer le ministère chargé des établissements d’enseignement, ce qui révèle des intentions politiques. Il s’agira, sous la Seconde Restauration, du ministère de l’Instruction publique tout comme sous la IIIe République, mais jusqu’à 1932. A partir de cette date, il sera rebaptisé par Edouard Herriot "ministère de l’Education", cette dernière sera qualifiée de "nationale" sous les IVe et Ve Républiques.

 

[8] Pour lire ce discours et l’avant-propos signé par Jean-Louis Debré (fils de Michel Debré, auteur de la loi du 31 décembre 1959 qui sera abordée plus loin), l’on se reportera au site suivant: <http://www.assemblee-nationale.fr/12/evenements/1905/rapport1905-r.pdf>.

 

[9] Précédant la IVe République, l’Etat français a accompli, en collaboration avec l’Allemagne nazie, ses basses œuvres du 10 juillet 1940 au 24 août 1944 à travers des actes constitutionnels qui anéantissent la République. L’acte n° 7 du 27 janvier 1941 contient un article premier ainsi rédigé: «Les secrétaires d’Etat, hauts dignitaires et hauts fonctionnaires de l’Etat prêtent serment devant le chef de l’Etat. Ils jurent fidélité (à ce dernier) et s’engagent à exercer leur charge pour le bien de l’Etat, selon les lois de l’honneur et de la probité». En cas de manquement, le chef de l’Etat, après enquête dont il arrête la procédure, peut prononcer des réparations civiles, des amendes et des peines à titre temporaire ou définitif (article 3) qui sont applicables aussi aux mêmes titulaires de fonctions importantes, ayant exercé leur charge depuis moins de dix ans (article 5).

 

[10] Toutes les décisions du Conseil depuis 1958 peuvent être lues sur: <http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/>. Dans la décision de 1971, il est considéré «qu’au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution, il y a lieu de ranger le principe de la liberté d’association …». Ce faisant, le préambule constitutionnel est devenu une norme de référence dans le contrôle de constitutionnalité qui est automatique pour les lois organiques et, sur saisine, pour les lois ordinaires. Après cette date, deux révisions constitutionnelles vont également permettre au Conseil de s’installer dans le paysage institutionnel. La révision constitutionnelle du 29 octobre 1974 modifie l’alinéa 2 de l’article 61 de la manière suivante: les lois ordinaires peuvent être déférées «au Conseil constitutionnel avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier Ministre, le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs». Cette augmentation du nombre des saisissants a accru de manière considérable les saisines d’origine parlementaire. Enfin, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 introduit dans la Constitution un article 61-1 qui énonce en son premier alinéa: «Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé». Incontestablement, à partir de 1971, le temps des juges et celui de leur jurisprudence arrivent pour analyser ce qu’est le droit constitutionnel, certes toujours fondé sur un texte écrit mais, de plus en plus fréquemment, sur la jurisprudence constitutionnelle.

 

[11] L’intégralité de ce discours est sur: <http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Debre1959_bis.asp>.

 

[12] La loi dite Debré distingue plusieurs types d’établissements privés: ceux qui ne peuvent faire appel à l’aide de l’Etat; ceux qui sont sous contrat simple et ceux qui sont sous contrat d’association avec l’Etat. Dans ce dernier cas, l’aide apportée ne concerne que les dépenses de fonctionnement dont les salaires des enseignants, et non celles qui concernent les investissements.

 

[13] CE, Avis, Mlle M., 3 mai 2000, no 217077, considéré par le Conseil d’Etat comme un «grand avis». <http://www.conseil-etat.fr/cde/node.php?articleid=293>.

 

[14] Normalement, en droit, un "avis" n’a pas force de décision. Il est simplement une opinion émise, une réponse à une question qui est posée au Conseil d’Etat. Il peut aider – ou non – l’autorité à qui il est adressé, qui, seule, a le pouvoir de prendre un acte décisoire.

 

[15] Il est indiqué dans cet avis: «Dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas en lui-même incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation des croyances religieuses». Il est ajouté que cette liberté est limitée, car «elle ne saurait permettre d’arborer des signes qui, par leur nature, par les conditions dans lesquels ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative …».

 

[16] On peut lire l’intégralité de ce discours sur: <http://www.elysee.fr/elysee/ francais/interventions/discours_et_declarations/2003/decembre/discours_prononce_par_m_jacques_chirac_presi>.

 

[17] Cf.: <http://www.conseil-etat.fr/cde/node.php?articleid=406>.

 

[18] Rapport, op. cit., 272.

 

[19] Rapport, op. cit., 371.

 

[20] Le texte intégral du Traité est sur: http://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ. do?uri=OJ:C:2004:310:0041:0054:FR:PDF.

 

[21] Dans cette phrase, les termes entre guillemets sont ceux employés dans le considérant 6 de la décision no 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte européenne de langues régionales ou minoritaires que la France n’a pas ratifiée. Au sujet de la langue, cette décision est la dernière d’un long processus jurisprudentiel: la décision no 91-290 DC du 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité de Corse; la révision constitutionnelle du 25 juin 1992 qui ajoute un alinéa à l’article 2 de la Constitution selon lequel: «La langue de la République est le français»; décision no 96-374 DC du 9 avril 1996, Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française

 

[22] In: «Le respect par l’Europe des valeurs fondamentales de l’ordre juridique national», Cahiers du Conseil constitutionnel, no 18, 187. <http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/ root/bank_mm/pdf/pdf_cahiers/cccc18.pdf>.

 

[23] L’on retrouvera l’intégralité des comptes rendus des auditions publiques sur: <http://www.assemblee-nationale.fr/13/cr-miburqa/09-10/index.asp>. Au total, la mission a auditionné, en privé ou en public, 200 personnes.

 

[24] Successivement, il s’est agi de Rémy Schwartz, conseiller d’Etat, de Denys de Béchillon, d’Anne Levade, de Bertrand Mathieu et de Guy Carcassonne, tous professeurs de droit public.

 

[25] Quant aux amateurs, encore une fois, ils peuvent lire l’intégralité des travaux de cette mission sur: <http://www.assemblee-nationale.fr/13/commissions/voile-integral/index.asp>.

 

[26] C’est à la version pdf que l’on se réfère: <http://www.conseil-etat.fr/cde/media/document/ avis/etude_vi_30032010.pdf>.

 

[27] De leur côté, le 18 août 2010, les députés belges, dont le pays est pourtant plongé dans une grave crise politique, ont, en commission, adopté une proposition de loi qui désigne les personnes qui se présenteront dans l’espace public le visage masqué ou dissimulé, en tout ou en partie, par un vêtement de manière telle qu’elles ne soient plus identifiables. Elles seront punies d’une amende et/ou d’une peine de prison de un à sept jours. L’espace public désigne l’ensemble des rues, chemins, jardins publics, terrains de sports ou encore des bâtiments destinés à l’usage du public dans lesquels des services peuvent lui être rendus. Et cette interdiction générale est justifiée par la nécessité d’assurer la sécurité publique et d’éviter la radicalisation identitaire.

 

[28] Cf.: <http://www.senat.fr/leg/pjl09-675.html>.

 

[29] Cf. JORF no 0237 du 12 octobre 2010, 18344. Avant son adoption définitive et au lendemain de sa validation par le Conseil constitutionnel, la présidente du tribunal de Bobigny, le 8 octobre, a demandé à une femme intégralement voilée et assise dans le public de se dévoiler ou de quitter la salle, ce qu’a choisi de faire la personne en cause.

 

[30] L’on pourra consulter l’intégralité de cet arrêt sur le site de la Cour européenne des droits de l’Homme: <http://www.echr.coe.int/echr/>.

 

[31] L’on retrouvera tous les discours et allocutions de Nicolas Sarkozy sur le site suivant: <http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2007/allocution-de-m-le-president-de-la-republique.7012.html>.

 

[32] Déjà par une lettre de mission datée du 20 octobre 2005, Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avait demandé à Jean-Pierre Machelon de conduire les travaux d’une Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics. L’objectif était d’apporter un «certain nombre d’amendements au corpus des textes (loi de 1905, dispositions du code des collectivités territoriales, du code de l’urbanisme, du code général des impôts …)». Cf. le rapport remis sur: <lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/.../0000.pdf>.

 

[33] Comme le signale l’étude du Conseil d’Etat qui a été rapportée, en République des Etats-Unis, les références à "Dieu" sont très nombreuses: devant le chief justice, le Président de la République nouvellement élu prête serment de protéger la Constitution en posant sa main gauche, celle du cœur, sur la Bible; le serment au drapeau qui mentionne one nation under God; la ponctuation des discours politiques par le God bless America ou encore la mention in God we trust inscrite sur les billets de banque.

 

[34] Dans le sens de cette question, Didier Pourquery rapporte, dans un article intitulé «Maux, doutes et mots d’août», son terrible cas de conscience provoqué par 6000 panneaux publicitaires dont le slogan est: «Fièrement halal». Qualifiant ces affiches d’«ethno-communication», il en vient à penser «que la France est définitivement – et fièrement, donc – entrée dans l’ère du communautarisme», ce qui trouble ceux qu’ils dénomment «les républicains un peu laïcards». Sur le ton de l’anecdote journalistique, l’auteur interpelle sérieusement la nature de la vie en société en République laïque. In: Le Monde Magazine, no 48, supplément au Monde du 14 août 2010, 3.

 

[35] Ces réflexions sont empruntées à J.-M. Kintzler dans: «Qu’est-ce que la République laïque?» Article en ligne sur: <http://www.mezetulle.net/article-qu-est-ce-que-la-republique-laique-i-par-j-m-kintzler-43435412.htmlv>.

 

[36] L’on se réfère toujours à B. Mathieu, op. cit., 187.

 

[37] Titulaire de la chaire «Histoire et Sociologie de la laïcité» à l’Ecole pratique des hautes études et auteur de nombreux ouvrages sur ce thème, il répond aux questions qui lui sont posées par la revue Regards sur l’actualité, dans son numéro de février 2004 consacré à «Etat, laïcité et religions» et publié par La Documentation française. Cf. site: <http://www.ladocumentationfrancaise.fr/>.

 

[38] Cf.: <http://www.education.gouv.fr/cid2025/l-enseignement-du-fait-religieux-dans-l-ecole-laique.html>, 22.

 

[39] Sur le droit comparé et concernant les analyses, il convient de se reporter avec grand intérêt à: http://www.droitdesreligions.net/rddr.htm.

 

[40] Propos recueillis par La Gazette de Berlin en français, sur http://www.lagazettedeberlin.de/6135.html.

 

[41] Longtemps considérée comme un exemple par les tenants du pluralisme démocratique et libéral, y compris dans la sphère publique, l’Allemagne est, aujourd’hui, agitée par un débat virulent sur la validité de son modèle depuis la parution de l’essai très controversé de Thilo Sarrazin, Deutschland schafft sich ab. Ce membre du parti social-démocrate y affirme que les musulmans minent la société allemande.

 

[42] Ces réflexions sont empruntées à J.-P. Derosier, «La Cour constitutionnelle allemande et le port du voile, commentaire de l’arrêt du 24 septembre 2003», Revue française de droit constitutionnel 2/2004 (no 58), 439-447.

 

[43] Sous le régime franquiste, à partir de la fin de la guerre civile, il n’y a pas de Constitution mais des "Leyes fundamentales" qui font de la religion catholique une religion d’Etat.

 

[44] Deux affaires liées à la représentation du Christ en croix ont ébranlé ce pays, dont la Constitution, dans l’alinéa 2 de son préambule, contient les phrases suivantes: «Nous, Nation polonaise - tous les citoyens de la République, tant ceux qui croient en Dieu, Source de la vérité, de la justice, de la bonté et de la beauté, que ceux qui ne partagent pas cette foi et qui puisent ces valeurs universelles dans d’autres sources». Référence est encore faite dans l’alinéa 6 à «la culture ayant ses racines dans l’héritage chrétien de la Nation …». En 1998, l’adossement d’une croix de huit mètres de haut sur le mur d’enceinte du camp d’Auschwitz-Birkenau, a entraîné le cardinal Franciszek Macharski à dire publiquement: «Les juifs veulent dominer à Auschwitz, alors qu’ils n’ont rien à faire ici, ils étaient tués à Birkenau, le camp auxiliaire distant de 3 kilomètres». Au cours du mois d’août 2010, une vive polémique, aux plus hauts niveaux de l’Etat et de l’Eglise catholique, est née à propos du transfert dans une église de la croix érigée devant le palais présidentiel à Varsovie à la mémoire de l’ex-Président de la République et devant laquelle est venu se recueillir Jaroslaw Kaczynski, ex-Premier Ministre. Le secrétaire de l’épiscopat, Stanislaw Butziq, a appelé, dans ce cas, à rendre possible le transfert, afin que ceux qui prient ne soient pas exploités politiquement.

 

[45] Ces termes sont empruntés à J.-P. Derosier, op. cit.

 

[46] Cf. Le Monde du 8 février 2011.

 

[47] Le texte est sur le site suivant: http://la-croix.com/Tribune-de-la-conference-des-responsables-de-culte-en-France/documents/2460158/47602.

 

[48] Dans la Constitution arménienne du 5 juillet 1995, dont le chapitre premier contient les fondements de l’ordre constitutionnel, l’article 8.1, 2e alinéa énonce: «The Republic of Armenia recognizes the exclusive historical mission of the Armenian Apostolic Holy Church as a national church, in the spiritual life, development of the national culture and preservation of the national identity of the people of Armenia».

 

[49] Dans la Constitution bulgare du 13 juillet 1991, dont le chapitre premier est consacré aux principes fondamentaux, l’article 13 (3) est ainsi rédigé: «La religion traditionnelle en République de Bulgarie est le culte orthodoxe».

 

[50] La Constitution chypriote du 16 août 1960 contient dans ses dispositions fondamentales, un article 2 selon lequel: «Pour les besoins de cette Constitution:

1. La communauté grecque comprend tous les citoyens de la République qui sont d’origine grecque et dont la langue maternelle est le grec ou qui partagent les traditions culturelles grecques ou sont membres de l’Eglise orthodoxe grecque.

2. La communauté turque comprend tous les citoyens de la République qui sont d’origine turque et dont la langue maternelle est le turc ou qui partagent les traditions culturelles turques ou sont musulmans».

 

[51] Dans la Constitution grecque du 9 juin 1975, la Section B sur les rapports entre l’Eglise et l’Etat contient un Article 3 ainsi rédigé: «1. La religion dominante en Grèce est celle de l’Eglise orthodoxe orientale du Christ. L’Eglise orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Eglise de Constantinople et à toute autre Eglise chrétienne du même dogme, observant immuablement, comme celles-ci, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions». 

 

[52] Si l’île de Malte est devenue une République en 1974, c’est l’article 2 (1) de la Constitution du 21 septembre 1964 qui est toujours en vigueur et qui énonce: «The religion of Malta is the Roman Catholic Apostolic Religion».

 

[53] L’ex-République yougoslave de Macédoine, la France (sauf en Alsace et en Moselle) et la Géorgie font partie du premier groupe. Outre l’Italie, l’on trouve dans le deuxième: l’Autriche, certains Länder d’Allemagne, des communes suisses et la Pologne. L’Espagne, la Grèce, l’Irlande, Malte, Saint-Marin et la Roumanie constituent le troisième groupe (§ 27).