N. 5 – 2006 – Tradizione Romana

 

Antun Malenica

Université de Novi Sad

 

De la notion de res dans la doctrine juridique romaine

 

 

 

L’exposé systématisé de Gaius sur la classification des choses, les fragments du premier livre du Digeste de Marcien sur le même sujet, la présentation systématique sur la classification des choses dans les Institutes de Justinien, ainsi que des connaissances acquises dans d'autres textes, tout cela nous permet de former tout un appareil assez clair de notions de la jurisprudence romaine se rapportant à la chose.

Ni les jurisconsultes classiques, ni les compilateurs du temps de Justinien n'ont pourtant défini la notion de chose dans son sens technico-juridique le plus large. Le vingt troisième fragment dans le chapitre du Digeste De verborum significatione:

 

"Rei" appellatione et causae et iura continentur;

 

n’est pas une version abrégée d’une définition plus étendue de la chose par Ulpien. En outre, il est difficile de concevoir que les compilateurs aient négligé, dans le chapitre du Digeste, quelque chose d’essentiel dans le texte d’origine quant à la signification du mot donné. Ceci dit, tout en supposant que le respectable maestro Vittorio Scialoja ait raison d'affirmer que la conjonction et placée dans ce texte devant le mot causae prouverait que le texte premier de Ulpien contenait encore d'autres listes de choses, «très probablement des choses matérielles»[1], de telles listes ne nous aideraient que très peu à déterminer la signification technico-juridique du terme chose. Seule la définition de la jurisprudence romaine, obtenue par la méthode per genus et differentiam, nous serait de quelques secours mais on ne la trouve pas dans les textes sources.

Le fait que la définition de la notion de chose ne soit pas dans les textes romains s'explique par l'approche casuistique évidente des romains dans le domaine du droit. Or cette notion n'a pas non plus été définie par les romanistes, qui ont pourtant déterminé avec précision la signification de beaucoup de termes utilisés dans le droit romain, dont les définitions ne se trouvaient pas dans les textes d'origine. Dans les manuels de droit romain, les monographies et les articles, il y a un grand nombre d'observations profondes sur quelques sortes de choses, mais on n'y trouve aucun effort pour déterminer les éléments sur lesquels la jurisprudence romaine se fonde dans son emploi du terme res au sens technico-juridique, ce qui témoigne de certains problèmes méthodologiques auxquels leurs auteurs se sont heurtés.

Dans cet exposé nous désirons déterminer quels sont les éléments essentiels de la notion de chose d'après la jurisprudence romaine et quelle serait la signification technico-juridique la plus large de la notion de chose (res, corpus) dans le droit classique et le droit de Justinien, dans le cadre de l'approche casuistique du droit romain.

 

 

1. – Commençons tout d'abord par une remarque de terminologie. Les significations des termes res et corpus varient de cas en cas dans les textes romains. En prenant en considération l'emploi de ces deux termes au sens général de chose, il apparaît pourtant, dans les textes traitant principalement de conceptions doctrinales, que res a un sens plus large, se rapportant à toutes les choses, alors que le sens premier du terme corpus est plus étroit, il sous-entend une chose matérielle. Nous en trouvons la confirmation dans les titres des rubriques dans les collections juridiques ainsi que les textes dans lesquels les juristes traitent des divisions de choses. Par exemple nous citerons le titre du premier chapitre du deuxième livre des Institutes de Justinien De rerum divisione, le chapitre huit du premier livre du Digeste ayant pour titre De divisione rerum et qualitate. Gaius aussi emploi le terme res dans son manuel quand il parle de la division la plus importante de choses:

 

Summa itaque rerum divisio in duos articulos diducitur: nam aliae sunt divini iuris aliae humani[2].

 

D’autres exemples existent encore pouvant confirmer ce que nous venons d'avancer[3].

 

 

2. – Pour essayer de définir la notion de chose, il faut bien sûr s'orienter vers les textes à caractère doctrinal. Nous pensons tout d'abord aux textes créés pour des raisons didactiques, donc des manuels de droit. L'un est celui de Gaius, l'autre celui de Marcien, et le troisième a été rédigé par des professeurs selon l'ordre de Justinien. C'est dans ces ouvrages que nous avons trouvé des classifications de choses et des explications de certaines notions.

Gaius commence le Commentarius secundus par un exposé sur les choses et leurs classements. La répartition la plus importante consiste à diviser les res divini iuris et res humani iuris[4]. Après avoir précisé que les choses appartenant au droit divin ne pouvaient être la propriété de personne, à la différence de celles appartenant au droit humain - mais ce n'est pas toujours le cas[5], Gaius donne la répartition des choses étant l'objet du droit humain. Elles se divisent d'abord en chose publique et privée, publicae aut privatae[6], puis en choses corporelles et incorporelles, quaedam res corporales sunt, quaedam incorporales[7]. Gaius présente ensuite la division des choses en res mancipi et res nec mancipi[8] terminant en fait son exposé portant sur la classification des choses. Dans la suite du texte il traite du droit de propriété.

Les compilateurs de Justinien ont inséré dans le chapitre huit du premier livre du Digeste De divisione rerum et qualitate, après des textes repris des Institutes de Gaius, des fragments des Institutes de Marcien dans lesquels on voit de quelle manière ce juriste a fait la classification des choses dans son manuel. Marcien traite de la répartition des choses comme suit:

 

Certaines sont communes à tous selon le droit naturel, certaines sont (dans les biens) de la communauté, certaines ne sont à personne, beaucoup sont (dans les biens) des individus.

 

Selon le droit naturel l'air, l'eau courante, la mer et donc la côte de mer sont choses communes à tous[9]. Les choses de la communauté sont celles qui sont communes à tous les citoyens d'une communauté, de ce fait elles n'appartiennent pas à des individus. Marcien donne comme exemples les théâtres et les champs de courses[10]. Puis il cite les res sacrae, religiosae et sanctae comme choses qui n'appartiennent à personne[11].

Dans le même chapitre du Digeste, il y a encore d'autres textes de Marcien, mais sans autres répartitions, il se contente de préciser celles déjà données. Les compilateurs ont inséré, parmi les textes de Marcien, des textes explicatifs d'autres juristes: celui de Florentin sur la acquisition de choses trouvées sur le bord de mer (D. 1.8.3), de Gaius sur la nature du droit d'usage des rives (D. 1.8.5), ceux d'Ulpien sur les choses sacrées (D. 1.8.7.9) et de Pompon sur le bord de mer (D. 1.8.10) et sur les remparts de la ville protégés par la religion (D. 1.8.11). Pour se faire une idée de la doctrine romaine sur les choses, le texte principal parmi ceux ajoutés auquel il faut se reporter est celui d'Ulpien où il constate que les choses sacrées ne peuvent être estimées en argent: Res sacra non recipit aestimationem[12].

Quand on compare les deux classifications des choses, l'une dans le manuel de Marcien et l'autre dans celui de Gaius, on remarque une différence d'approche. D'après le concept de Gaius la classification principale des choses sépare d'abord celles qui appartiennent au droit divin de celles qui appartiennent au droit humain. Les premières ne sont pas des biens de propriété, les autres peuvent l'être, mais ce n'est pas toujours le cas. Si ce sont des biens de propriété, ce sont alors ou bien public(s) appartenant à la communauté, ou bien (des biens) privés appartenant à des individus. D'après Marcien la répartition est la suivante: certaines choses sont communes à tous les hommes selon le droit naturel, certaines font parties des biens de la communauté, certaines ne sont à personne, certaines appartiennent à des individus. Chez Marcien donc, la classification principale des choses ne provient pas de la distinction du droit en ius divinum et ius humanum. La religion a joué un rôle fondamental pendant des siècles dans la constitution de la société, mais dans la période classique elle l'a perdu. Ce qui est encore plus évident alors que l'oeuvre de Marcien se crée, à la fin de la première moitié du III siècle, à peu près un siècle après Gaius. Les vieilles croyances païennes se sont perdues, et les croyances nouvelles chrétiennes n'ont pas encore dominé. Selon notre opinion, c'est la raison pour laquelle Marcien a rejeté le concept précédent, selon lequel la classification élémentaire des choses serait res divini iuris et res humani iuris.

Ces deux classifications divergent encore sur un point. Gaius considère les choses partant de la possibilité de leur appropriation complète de la part d'un particulier, signifiant la possibilité d'établissement de la propriété privée. Dans une phrase de son introduction, avant de passer à la classification, il dit:

 

Dans le commentaire précédent nous avons présenté le droit sur les personnes, nous allons présenté le droit sur les choses de la même façon; ces dernières sont ou bien dans notre patrimoine ou bien hors de notre patrimoine[13].

 

Plus tard, Gaius mentionne conséquemment avec chaque catégorie de choses, si elles sont, c'est à dire si elles peuvent être des biens de notre patrimoine, plus précisément si elles peuvent être l'objet du droit de propriété. Le critère que nous donne Gaius est un modèle digne d'un manuel de droit privé, ce que les Institutions étaient vraiment. Ce modèle de Gaius a servi de fondement pour la notion contemporaine des choses dans le domaine du droit civil, nous le trouvons par exemple chez Planiol dans le Traité élémentaire de droit civil[14]. Marcien, par contre, prend pour base la possibilité d'usage des choses. C'est pour cela que les res communes omnium se trouvent en première place dans sa classification, telles que: l'air, l'eau courante, la mer et la côte de mer, les choses que tout le monde utilise et qui sont déterminées par une certaine règlementation juridique, sans être l'objet de la propriété privé.

Le dernier texte à caractère doctrinal contenant une classification des choses se trouve dans le deuxième livre des Institutions de Justinien. Or, il n’y a rien, dans ce texte, qui soit essentiellement nouveau. Les compilateurs de Justinien ont combiné des textes des Institutions de Gaius et de Marcien.(Ils ont commencé par la remarque de Gaius avançant que les choses se trouvent dans ou hors de notre patrimoine[15]. Puis, ils ont introduit l'exposé de Marcien partant des  choses qui appartiennent à tous selon le droit naturel (l'air, l'eau courante...)[16] finissant puis par les choses sacrées, ils reprennent encore une fois le texte de Gaius[17]. Les textes qui suivent sont des exposés sur l’acquisition de la propriété sur certaines sortes de choses, il s'agit donc d'autres questions liées au droit de propriété.

Nous désirons souligner les points de vue juridiques qui sont, selon nous, les plus importants dans ces classifications pour déterminer la notion romaine du terme chose dans son sens le plus large: le premier étant que la notion de chose sous-entend aussi ce qui est commun à tous les hommes selon le droit naturel, le second, que la valeur de certaines choses ne peut être estimée en argent, et le troisième, qu'il y a des choses matérielles mais aussi des choses immatérielles. Nous pouvons donc conclure que la jurisprudence romaine ne lie pas le terme chose dans son sens le plus large à la possibilité d'appropriation, ni d'estimation en argent, d'autre par, cette notion n'est pas toujours associée à un substrat matériel.

 

 

3. – Pour comprendre la notion romaine de chose, il est essentiel de connaître  la conception de la notion du tout (res tota) et de la partie ( pars, portio) dans la jurisprudence. Les juristes romains ne confondent pas le tout qui constitue la chose avec ce qui est ressenti comme tel dans la nature, ainsi, lorsqu'il est question de choses incorporelles, ils ne ramènent pas le tout en un droit à part. Traitant la question dans le cas de usucapio mélange de choses ayant plusieurs propriétaires, Pomponius soutient qu'il existe trois sortes de choses matérielles si on les considèrent du point de vue de leur totalité physique. La première comprend les choses qui sont vraiment un tout physique par elles-mêmes, un esclave par exemple. Nous nommons aujourd'hui cette sorte de chose ''chose simple'', Pomponius la détermine comme chose pénétrée d'un esprit. La seconde sorte comprend les choses qui sont constituées de plusieurs parties rattachées formant un tout (ex cohaerentibus constat), une construction par exemple, "chose composée" pour nous aujourd'hui. Dans la troisième, enfin, il classe les choses constituées de corps séparés (ex distantibus constat) se déplaçant librement et portant un nom, un troupeau par exemple[18].

Le texte de Pomponius prouve que la jurisprudence romaine conçoit le tout, quand il s'agit des choses corporelles, d'une façon conforme au droit. La notion juridique de tout n'est pas liée de manière exclusive à ce qui est considéré dans la nature comme forme matérielle distincte. La même matière peut se trouver être un tout et une chose distincte dans une situation juridique, alors que dans une autre elle perd cette caractéristique. Une bête faisant partie d'un troupeau est un bon exemple. Elle est un tout physique distinct, et elle est considérée comme chose si elle est l'objet d'un rapport juridique, si elle se vend, si elle est volée etc. Mais, si elle fait partie d'un troupeau qui est l'objet d'un rapport juridique, du point de vue du droit ce n'est plus un tout ni une chose distincte, car c'est le troupeau qui est le tout et la chose dans ce rapport.

C'est la vie réelle qui a conditionné une telle conception flexible du tout, si ce n'était pas le cas un achat de milles bêtes, par exemple, équivaudrait à conclure un même nombre de contrat et à exécuter le même nombre de mancipation et de tradition. Cette conception flexible de la notion du tout a été aussi conditionnée par l'introduction de la notion de ''chose immatérielle''. Les choses immatérielles sont des droits de propriété, et elles sont divisibles par définition. Dans leur cas aussi le tout n'est pas invariable. Pour une succession par exemple, on peut l'effectuer en nommant tout simplement l'héritier, mais aussi en laissant  legs divers. Dans le premier cas, l'héritage entier est une chose incorporelle (universitas iuris), dans le second, les droits légués  deviennent des totalités distinctes et des choses particulières.

Il n'y a donc pas de différence essentielle dans la conception du tout pour les choses matérielles et immatérielles. Le tout et la chose peuvent devenir tout ce que le titulaire du droit définira. Tout comme le propriétaire du troupeau peut disposer de celui-ci dans son entier ou de chaque bête en particulier, le testateur peut disposer de tout l'héritage ou de certaines de ses parties.

La corrélation de la notion juridique de totalité de chose  est la notion de partie de chose. Cette notion-là, elle aussi, ne sous-entend pas ce que l'oeil distingue en particulier dans le cadre d'une certaine chose corporelle ou incorporelle. La partie, selon la jurisprudence, est seulement ce qui a la distinction de quota dans une chose non partagée, et non pas n'importe quel droit sur chose d'autrui: mais

 

D. 50.16.25.1. Paul. lib. 21 ad. ed. Il est correct de dire pour une terre qu'elle nous appartient en totalité même si elle est l'objet d'usufruit, car l'usufruit ne fait pas partie de la propriété, c'est la servitude, comme (aussi) le droit de route et de passage. Il n'est pas faux de dire tout est à moi pour ce dont on ne peut pas dire qu'une partie appartient à un autre. C'est ce que dit Julien et c'est ce qui est le plus correct. Quintus Mucius a dit qu'il fallait nommer  ''partie'' une chose non partagée: car la partie partagée qui devient nôtre n'est plus une partie mais un tout[19].

 

Le tout et la partie sont donc avant tout des notions juridiques. Le tout est ce qui est compris dans un même régime juridique, et une partie est ce qui est le quota. Puisque c’est la rapport juridique qui definit ce qui est le tout et ce qui est la partie et non pas la chose étant l'objet de ce rapport, des modifications sur la chose même ne modifient pas ce qui est déjà défini comme partie ou comme tout. C'est illustré dans le texte de Gaius suivant:

 

D. 20.6.7.4. Gai. lib. sing. ad form. hypothec. Il faut respecter ce qui suit, si quelqu'un a mis en gage une partie non partagée d'une chose commune, après un partage effectué avec son associé, bien sûr ce n'est pas la partie qui est tombée en partage à celui qui a mis en gage qui se trouve sous obligation envers le créancier, mais c'est toutes les parties non partagées qui se trouvent sous obligation d'une moitié[20].

 

4. Pour conclure. Les points de vue des jurisconsultes romains se rapportant à des sortes particulières de choses, comme ceux qui traitent de ce qui est le tout, et de ce qui est une partie, nous donnent les éléments pour déterminer quelle est la signification technico-juridique la plus large de la notion de chose dans le droit romain. Pour former cette notion, la doctrine romaine s'est basée sur tout ce que l'homme rencontre dans la nature et tout ce qui l'entoure. Cette notion comprend l'air, la mer, un temple consacré à une divinité tout aussi bien qu'une terre, un bâtiment et du bétail... Elle comprend aussi la part de la nature sur laquelle l'homme n'a et ne peut avoir aucun pouvoir physique, tel que la mer par exemple. Plus encore, selon la doctrine romaine, une chose est aussi ce que l'homme n'a pas le droit de mettre sous son pouvoir ni de transformer en propriété privée à cause de règles juridiques établies. La mer et la côte de mer en sont des exemples. Pour qu'une part de la nature deviennent chose, il suffisait donc, selon le droit romain, qu'elle soit à portée de main d'homme, que l'homme puisse s'en servir, il n'était pas indispensable qu'elle soit en son pouvoir et qu'il ait le droit de se l'approprier.

 

L'air, la mer et l'eau qui coule dans la rivière sont bien des choses selon la conception romaine, et elles ne s'expriment pas en argent de par leur nature. La valeur des choses consacrées à la religion pourrait s'exprimer en argent, mais elles ne peuvent être mises en estimation selon les règles juridiques[21]. Ce qui signifie que, pour les juristes romains une chose n'est pas un bien, au sens économique, par définition. Le critère économique n'est pas inclus dans la notion. Paul dit clairement: 'Rei' appellatio latior est quam 'pecuniae'. La chose donc pour les juristes romains, au sens technico-juridique le plus large, n'est pas seulement la part de la nature qui est sous le pouvoir de l'homme et dont la valeur peut s'exprimer en argent.

 

La jurisprudence romaine a élaboré une conception adéquate pour le droit sur ce qui est sous-entendu comme chose particulière. Elle ne s'est pas basée sur l'idée que c'était une part distincte de la nature, mais sur l'idée qu'une chose était ce que le droit considère être un tout. Le tout est une notion adéquate pour le droit. Elle est flexible et ne correspond pas toujours à ce que l'on distingue dans la nature comme un tout physique. Nous avons constaté que la jurisprudence considérait être un tout des choses matérielles composées, mais aussi celles qui comprenaient des éléments physiquement séparés, c'est à dire indépendants.

 

Partant du fait que la jurisprudence romaine, ayant une approche casuistique, n'a même pas essayé de concevoir une définition générale pour toutes les formes possible de la chose, les définitions les plus larges témoignant de l'approche au droit de la jurisprudence romaine aussi bien que de l'essence juridique de la notion de chose sont liés aux notions de chose corporelle/chose incorporelle. Tenant compte des remarques de Gaius sur les choses corporelles, étant celles que l'on peut toucher, et des conceptions de la jurisprudence sur le tout et la partie, la définition suivante devrait correspondre à la conception de la doctrine romaine sur la chose corporelle:

 

Une chose corporelle est ce que l'homme peut toucher et utiliser, et que le droit considère être un tout et l'objet d'une liaison juridiquement déterminée entre hommes[22].

 

          En élaborant la notion de chose, la jurisprudence romaine s'est basée sur ce que dit la raison naturelle – la chose est ce qui est matériel, ce qui se distingue dans le monde matériel qui entoure l'homme, indépendamment du fait que la chose soit dans le pouvoir de l'homme ou qu'il ait la possibilité de se l'approprier. Le droit classique a trouvé le fondement philosophique d'une telle conception de la chose dans l'idée du droit naturel. Marcien dit précisément que les res communes omnium sont communes à tous selon le droit naturel. L'existence de choses qui appartiennent à tous et ne sont pas l'objet de propriété privée est en accord avec la doctrine des juristes classiques affirmant que les formes diverses de la propriété, et donc la propriété privée aussi, ne sont pas des instituts de droit naturel mais du ius gentium[23].

La doctrine ne s'est pas contentée, pour déterminer la notion de chose, de ce que disait la simple raison. Elle a étendu la notion à ce que l'on ne pouvait pas toucher, à certains droits. L'évolution des relations de commerce et de droit en général en sont les circonstances. Quand la notion de biens a été créée, dans l'ambiance d'échange de marchandises et de monnaies, elle a dû être accompagnée par tout ce qui peut s'exprimer en argent, et par les droits liés à la propriété: Hermogénien dit:

 

'Pecuniae' nomine non solum numerata pecunia, sed omnes res tam soli quam mobiles, tam corpora quam iura continentur[24].

 

C'est ainsi qu'est apparue la notion de chose incorporelle et la notion juridique de chose s'est essentiellement modifiée. On a ajouté aux choses qui ont un substrat matériel ce que l'on ne peut toucher, divers droits: la créance, la dette, le gage,  la servitude, l'héritage etc. Ainsi, même un litige en cours, s'il entre dans la masse de succession devient une chose[25]. Cette nouvelle détermination, plus large, de la notion témoigne de l'évolution de la jurisprudence, ayant atteint la maturité lui permettant de définir par sa propre méthode scientifique la chose de façon adéquate pour le droit.

Puisque la jurisprudence concevait même une chose incorporelle comme un tout déterminé, de façon adéquate encore une fois pour le droit qui procurait à cette notion sa flexibilité, la définition suivante correspond à la notion de chose incorporelle dans la doctrine du droit romain, tenant compte, bien sûr, de la détermination de Gaius, les choses incorporelles étant celles qui ne peuvent se toucher:

 

Une chose incorporelle est un droit /une obligation /charge exprimable en argent considéré par le droit comme tout et l'objet d'une liaison juridiquement déterminée entre hommes.

 

 



 

[1] V. Scialoia, Teoria della proprietà nel diritto romano, I, Roma 1933, 13.

 

[2] Gai. 2.2.

 

[3] C. 4.51. De rebus alienis non alienandis et de prohibita rerum alienatione vel hypotheca; C. 11.31. De administratione rerum publicarum.

 

[4] Gai. 2.2. Summa itaque rerum divisio in duos articulos diducitur: nam aliae sunt divini iuris, aliae humani. 3. Diivini iuris sunt veluti res sacrae et religiosae. 4. Sacrae sunt quae diis superis consacratae sunt; religiosae quae diis Manibus relictae sunt. .... 8. Sanctae quoque res, velut muri et portae, quodammodo divini iuris sunt.

 

[5] Texte 2.9.

 

[6] 10. Hae autem quae humani iuris sunt, aut publicae sunt aut privatae. 11. Quae publicae sunt, nullius videntur in bonis esse; ipsius enim universitatis esse creduntur. Privatae sunt que singulorum hominum sunt.

 

[7] 12. Quaedam praeterea res corporales sunt, quaedam incorporales. 13. Corporales sunt quae tangi possunt, velut fundus homo vestis aurum argentum et denique alie res innumerabiles. 14. Incorporales sunt quae tangi non possunt, qualia sunt ea quae iure consistunt, sicut hereditas, ususfructus, obligationes quoquo modo contractae

 

[8] 14a. Est et alia(?) rerum divisio (?): nam aut mancipi sunt aut nec mancipi....

 

[9] D. 1.8.2pr. Marc. lib. 3 inst. Quaedam naturali iure communia sunt omnium, quaedam universitatis, quaedam nullius, pleraque singulorum, quae variis ex causis cuique adquiruntur. § 1. Et quidem naturali iure omnium communia sunt illa: aer, aqua profluens, et mare, et per hoc litora maris.

 

[10] D. 1.8.6.1. Marc. lib. 4 reg. Universitatis sunt, non singulorum, veluti quae in civitatibus sunt theatra et stadia et similia et si qua alia sunt communia civitatium...

 

[11] h. l. § 2. Sacrae res et religiosae et sanctae in nullius bonis sunt.

 

[12]  D. 1.8.9.5 Ulp. lib. 68 ad edictum. Res sacra non recipit aestimationem.

 

[13] 1. Superiore commentario de iure personarum exposuimus; modo videamus de rebus; quae vel in nostro patrimonio sunt vel extra nostrum patrimonium habentur.

 

[14] M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, 7 ed., tome I, Paris 1915, 647: «On appelle patrimonie l'ensemble des droits et des charges d'une personne, apprésiables en argent»; 657 «Les choses deviennent des ''biens'' au sens juridique du mot, non pas lorsqu'elles sont utiles à l'hommes, mais lorsqu'elles sont appropriées. La mer, l'air atmosphérique, le soleil sont de choses indispensables à la vie terrestre; ce ne sont pas des ''biens'', parce qu'ils ne peuvent faire l'objet d'une appropriation au profit d'un particulier, d'une ville ou d'une nation». Ajoutons aussi que la jurisprudence romaine ne traite pas le soleil comme une chose, car il n'a jamais été l'objet d'une réglementation juridique.

 

[15] I. 2.1pr. =  Gai. 2.1.

 

[16] I. 2.1pr. - 1 et 2 = Marc. D. 1.8.2 et 4.

 

[17] C'est le texte des Institutions de 2.1.3-10. Les données sur les extraits des textes de Marcien et de Gaius se trouvent dans CIC.

 

[18] D. 41.3.30 pr. Pomp. 30 ad Sab Rerum mixtura facta an usucapionem cuiusque praecedentem interrumpit, quaeritur. tria autem genera sunt corporum, unum, quod continetur uno spirito et Graece ήνωμένον (= enoménon) vocatur, ut homo tignum lapis et similia: alterum, quod ex contingentibus, hoc est pluribus inter se cohaerentibus constat, quod συνημμένον(= sunemménon) vocatur, ut aedificium navis armarium: tertium, quod ex distantibus constat, ut corpora plura (non) soluta, (sed) uni nomini subiecta, veluti populus legio grex: primum genus usucapione quaestionem non habet, secundum et tertium habet.

 

[19] Recte dicimus eum fundum totum nostrum esse, etiam cum usus fructus alienus est, quia usus fructus non dominii pars, sed servitutis sit, ut via et iter: nec falso dici totum meum esse, cuius non potest ulla pars dici alterius esse. hoc et Iulianus, et est verius. Quintus Mucius ait partis appellatione rem pro indiviso significari: nam quod pro diviso nostrum sit, id non partem, sed totum esse

 

[20] Illud tenendum est, si quis communis rei partem pro indiviso dederit hipothecae, divisione facta cum socio non utique eam partem creditori obligatam esse, quae ei obtingit qui pignori dedit, sed utriusque pars pro indiviso pro parte dimidia manebit obligata.

 

[21] D. 1.8.9.5. Ulp. lib. 68 ad ed. Res sacra non recipit aestimationem. Nous notons que res divini iuris etaient l'objet de la réglementation juridique spécial pendant toute l'histoire de droit romain, pendant la période païen et chrétienne: C. 1.2.21 pr. Sancimus nemini licere sacratissima atque arcana vasa vel vestem ceteraque donaria, quae ad divinam religionem necessaria sunt /cum etiam veteres leges ea, quae iuris divini sunt, humanis nexibus non illigari sanxerunt/ vel ad venditionem vel hypothecam vel pignus trahere...

 

[22] Pour ce que nous nommons aujourd’hui “rapport juridique” les juristes romains avaient l’expression “liaison juridique” – vinculum iuris. Nous le trouvons dans la définition de l’obligation dans les Institutions de Justinien: 3.13 pr. obligatio est iuris vinculum, quo necessitate adstringimur aliquius solvendae rei secundum nostrae civitatis iura.

 

[23] Parmi les choses qui ne se trouvent pas dans le droit naturel, et qui sont reprises du ius gentium selon Hermogenien, il y a par exemple les guerres, les distinctions des peuples et des états. Voir: D. 1.1.5. Hermog. lib. 1 iuris epit.

 

[24] D. 50.16.222. Hermog. lib. 2 iur. epit.

 

[25] D. 50.16.23. Ulp. 14 ad ed. 'Rei' appellatione et causae et iura continentur.