N° 1 - Maggio 2002 - Memorie

 

Jeanne Ladjili

Université de Tunis

 

 

Enseigner le droit romain à Tunis en ce début de 3è millénaire. Rapport d’une expérience.

 

 

 

INTRODUCTION

 

Il existe un cours d’histoire du droit dans les facultés tunisiennes, orienté vers l’histoire de la Méditerranée ; nous y avons introduit une approche du droit romain. Ainsi, depuis longtemps , les étudiants en droit, de plus en plus nombreux, ceux qui fréquentent l’une ou l’autre des deux facultés tunisoises, font une rencontre obligée avec le droit romain1). Ils sont précisément  « les nouveaux justiniens » de la constitution de l’empereur de Constantinople qui ne deviendront ni « étudiants de l’édit », ni «  papinianistes » , la matière de l’histoire du droit avec le droit romain ne dépassant pas la première année d’études et ce, durant un semestre seulement.

Les mots-clefs de ce travail en congrès, pour cette matinée, sont « le droit romain », « la formation des juristes » et « le temps », non pas l’habituel temps passé mais le temps à venir. Comment concilier le premier  élément, le droit romain tellement stabilisé, avec les deux autres  qui nous parlent, tous deux, de développement, de déroulement, de cursus d’études et de cours du temps ? Resituer le droit romain  dans une histoire juridique  des civilisations constitue  une approche qui nous paraît intéressante car elle est capable de tisser  une trame solide qui supporte le poids des ans et qui peut conduire le droit romain jusqu’à nos jours.

            C’est justement la démarche adoptée dans l’un de nos cours à Tunis .Pour donner à comprendre comment nous introduisons l’étude du droit romain, nous nous permettons de vous présenter «  la table des matières » du cours afin de pouvoir ensuite en faire un commentaire qui livrera quelques clefs sur l’enseignement du droit romain dans une université au Nord de l’Afrique.

 

 

I. PRESENTER LE DROIT ROMAIN ENCHASSE DANS UNE «  TABLE DES MATIERES »

 

 *  Le droit tunisien  est un droit positif étatique. Dès les premières années de l’Indépendance, le législateur  a établi l’unification du droit et des juridictions : l’ordre juridique est celui de l’Etat, les juridictions  tunisiennes sont les seules juridictions (les tribunaux rabbiniques et les tribunaux charaïques sont supprimés comme les tribunaux français).*

Nous avons construit un cours pour aborder l’histoire du droit tunisien. Cette histoire n’est pas faite, nul manuel ne porte ce titre ni ne contient la matière d’une histoire du droit. C’est pourquoi il nous a semblé seulement  possible de commencer par faire  une  «  Esquisse introductive  à l’histoire du droit tunisien » ; une esquisse, c’est la première forme d’une œuvre, elle contient l’idée d’ébauche, de commencement, de canevas. Nous vous invitons à en  suivre le contenu par l’intermédiaire de la « table des matières ».

TABLE DES MATIERES

 

INTRODUCTION

I.   Histoire, la science de l’histoire et ses méthodes (définition et objet, l’affirmation de la place du temps en histoire, fusion des temps, complexité du temps et longue durée ; l’histoire est une « explication de l’homme et du social » en rapport avec le temps ; la méthode de l’histoire avec la recherche des documents, leur nature et leur localisation, la loi du 2 août 1988 sur les archives, avec la critique externe et interne du document  ,avec l’herméneutique ou l’interprétation)

II. Histoire du droit, des institutions et des faits sociaux ; cas particulier : droit tunisien(le droit, définition et origine ,qui produit du droit, caractères du droit  relatif, non figé ;histoire du droit proprement dite , histoire des institutions , histoire des faits sociaux, histoire du droit tunisien)

III. Esquisse introductive ou le contenu du cours et l’annonce du plan

TITRE PRELIMINAIRE : CONSIDERATIONS SUR L’ESPACE TUNISIEN

1-La Tunisie appartient au nord de l’Afrique

2-La forte présence du Sahara

3-La Méditerranée, 3è élément de l’espace tunisien

TITRE I : EPOQUE ANCIENNE. COUTUMES BERBERES ET DROIT ROMAIN

CHAPITRE I : LE FONDS COUTUMIER BERBERE

SECTION I :Temps et lieux des Berbères

SECTION II : Organisation politique, tribus et royaumes

Paragraphe I :Les formes d’organisation

Paragraphe II : Des royaumes berbères

SECTION III : L’ordre juridique berbère

Paragraphe I : La source du droit chez les Berbères

Paragraphe II : Catalogue de coutumes

Paragraphe III : La résistance des coutumes berbères devant les droits savants écrits successifs(droit romain, droit musulman, droit français, droit positif maghrébin algérien)

CHAPITRE II :LE DROIT ROMAIN DANS LA PROVINCE ROMAINE D’AFRIQUE

SECTION I :Temps et lieux du droit romain

Paragraphe I : La fondation de Rome(754A.C.)

Paragraphe II : La Tunisie, une « province romaine » parmi d’autres

 

SECTION II : L’élément porteur de la fondation, l’existence d’une communauté

Paragraphe I : Populus Romanus et le ius civile

Paragraphe II : Du ius civile au ius Romanum

SECTION III : Les jurisconsultes, créateurs d’une science du droit

Paragraphe I : Du Pontife aux jurisconsultes laïques. L’interpretatio

Paragraphe II : Jurisconsultes ou jurisprudents( jurisconsultes,fonction de consultation, passage de l’autorité scientifique spontanée à l’autorité officialisée ; jurisprudents, «  le droit est l’art du bien et de l’équitable »

SECTION IV : Le corpus fixé du droit dans des traités

Paragraphe I : Les traités de l’époque classique(2è siècle A.C.-3è siècle P.C.)

Paragraphe II : La compilation de l’empereur Justinien

 

SECTION V : La fondation de la famille romaniste de droit en Europe

Paragraphe I : Rôle de l’enseignement ou le passage des écoles de droit romain dans l’empire romain aux universités européennes (les écoles de droit dans l’empire romain, les universités en Europe)

Paragraphe II : Ius civile et Code civil français(1804)

 

TITRE II : EPOQUE DE L’ENRACINEMENT DE L’ESPACE TUNISIEN DANS LE SYSTEME DU DROIT MUSULMAN

CHAPITRE I : LE DROIT MUSULMAN DANS SON MOUVEMENT D’ENRACINEMENT

SECTION I : Temps et lieux du droit musulman

Paragraphe I : Avènement de l’Islam et expansion musulmane. Conquêtes de territoires et futuhât

Paragraphe II : La Tunisie arabo-musulmane ou l’enracinement (écriture et langue arabes,diffusion de la culture écrite)

SECTION II : La naissance d’un droit

Paragraphe I :Les fondements d’un droit, communauté et textes sacrés(la communauté, les textes, les interprètes)

Paragraphe II : Usul-al fiqh, une technique de juristes( une technique créative originale, le juriste distingué du théologien, les moyens de création-diffusion avec l’enseignement et les traités de fiqh)

 

SECTION III : Application du droit musulman et science du droit  musulman en Tunisie

Paragraphe I : Les actes de la pratique, d’ordre administratif et d’ordre privé(les actes publics, les actes privés avec le rôle des actes notariés)

Paragraphe II :Participation tunisienne à la science du droit( les consultations, la naissance d’une littérature juridique musulmane

 

CHAPITRE II : LE DROIT TALMUDIQUE DANS LE CADRE DE LA DHIMMA MUSULMANE

SECTION I : Temps et lieux des communautés juives en Tunisie

Paragraphe I : A l’époque des origines

Paragraphe II : A l’époque musulmane( 8è-19èsiècle)

Paragraphe III : Au 19è siècle jusqu’à l’époque contemporaine

SECTION II :La  communauté juive gérée par le droit talmudique

Paragraphe I : Le principe d’un droit et d’une organisation communautaire spécifiques. La dhimma

Paragraphe II : Approche du droit talmudique( les textes du droit, Loi écrite et Loi orale, les hakhamin ou interprètes, les savants commentateurs juifs tunisiens)

TITRE III : EPOQUE MODERNE.19èSIECLE , ERE DES REFORMES

 

CHAPITRE I : OBSERVATION DES GRANDS MOUVEMENTS JURIDIQUES EUROPEENS INSPIRATEURS DU REFORMISME MUSULMAN

 

SECTION I : L’idée de réforme, de La Renaissance(15è-16èsiècles) à la Philosophie des Lumières(18èsiècle)

Paragraphe I : Position de la question( aux sources des idées de réformes, les nouvelles certitudes avec foi en l’homme, la conscience autonome et la raison)

Paragraphe II : Les nouveaux rapports( de l’homme avec Dieu, le rapport des hommes entre eux)

SECTION II : Les réformes des 18è et 19è siècles

Paragraphe I :Les utopies réalisées( le constitutionnalisme, l’écriture de textes de « Déclaration des droits naturels et imprescriptibles de l’homme », la codification au 19è siècle)

Paragraphe II : Perspectives et avenir( L’expansion du Code civil ,et pourtant contestation des réalisations avec le socialisme et Marx)

 

CHAPITRE II : LES GRANDS MOUVEMENTS D’IDEES DE LA NAHDA AUTOUR  DES REFORMES NECESSAIRES EN TUNISIE AU 19è SIECLE

SECTION I : Le cadre intellectuel de la nahda

Paragraphe I : Le rôle des contacts ou « le rapport de voisinage »(les voyages d’études, en pays musulmans et en Europe, cas exemplaire celui d ‘el -Afghani, Istanboul-le Caire-Paris ; autres voies de contacts)

Paragraphe II : Le rôle des « élites » initiatrices de la nahda (la formation des élites, la  formation  traditionnelle en sciences religieuses a fait d’eux des références, les élites dans une atmosphère de « club » ; leur activité, les postes traditionnels, l’accès au pouvoir ; les supports matériels de leur pensée et les moyens de divulgation

Paragraphe III : Le droit musulman, élément-clef de la remise en question de la société

SECTION II : Les réalisations de la nahda

Paragraphe I :  Le réformisme en matière de gouvernement politique( une remise en cause et un projet ; la naissance des institutions :le Pacte fondamental du 10septembre 1857 et la Constitution du 26 avril 1861, la codification à partir du 26 avril 1861, le premier code tunisien, pourquoi un code ? l’avenir du code avec codification et droit musulman

Paragraphe II : L’abolition de l’esclavage( position du problème, raisons de l’abolition, place de l’Islam et du droit musulman

Paragraphe III : Le réformisme en matière familial (une idée de pionniers, la place du droit musulman)

Réflexions conclusives à propos du mouvement de réforme( problématique de la conciliation des réformes avec le droit musulman, l’impact du Protectorat –1881- participation ou frein à la nahda)

 

 

II. COMMENTAIRE

 

*….une esquisse aussi.*

Nous appartenons à cette école de pensée , à cette école de juristes qui, adoptant un lieu particulier d’observation, fait servir l’histoire à l’analyse du droit : « Devant interpréter les anciennes lois , j’ai pensé qu’il fallait commencer par les débuts, non pas pour faire des commentaires bavards, mais parce que dans toutes choses je considère que n’est parfait que ce qui apparaît dans toutes ces parties : et assurément le principium (le début historique temporel et élément ou la partie d’un tout) est la part la plus importante de chaque chose », nous suivons simplement Gaïus,( D.1,2,1 lib. I.), commençant son exposé du droit civil.

            Cependant, nous enseignons dans un pays musulman en Afrique du Nord ; nous voulons dire par cette proposition, qu’ au 7è siècle de notre ère, l’Islam, une nouvelle religion et une nouvelle civilisation se sont  répandues avec un principe de création juridique nécessaire à la nouvelle communauté et qu’elles se sont enracinées au lieu et place, de la civilisation romaine, des  composantes politiques, religieuses et juridiques de cette dernière. La civilisation musulmane, sûre d’elle-même, comme la civilisation romaine, et les civilisations qui lui sont redevables, n’a pas l’habitude de la remise en question ni de la relativité. Et pourtant il nous semblait nécessaire , dans notre quête des commencements de l’histoire juridique tunisienne, de remettre en mémoire le droit romain . La démarche d’introduire des « Considérations sur l’espace tunisien », nous ouvrait le chemin.

            Le troisième élément géographique que nous retenons ,en effet, c’est la Méditerranée,   celle de Fernand Braudel naturellement qui la  rapproche justement du désert : « Vers le sud, la Méditerranée est mal séparée de l’immense désert qui court sans interruption du Sahara atlantique au désert de Gobi…Du sud de la Tunisie au sud de la Syrie, ce désert débouche même sur la mer, directement. Plus qu’un voisin, il est un hôte. Le désert est ainsi l’un des visages de la Méditerranée[1]Rappeler l’ importance de la situation géographique de la Tunisie en Méditerranée, avec tout l’ensemble nord-Afrique d’ailleurs, mais d’une manière particulière pour la Tunisie, apparaît facilement  pertinent. L’histoire de la Tunisie et son histoire juridique sont jalonnées de témoignages avec la fondation de Carthage au 9è siècle avant notre ère, avec les expansions romaine au 2è siècle avant notre ère, espagnole et ottomane au 16è siècle,  puis française à la fin du 19èsiècle.

Ces propos sont aisés mais insuffisants : ils  effleurent notre problème seulement. Nous avons pensé qu’il fallait réintroduire le droit romain au sein de la culture d’un pays musulman,  nous en avons exploré les voies, afin de  donner un accès à la valeur du droit romain comme à une couche d’expérience humaine intéressant la formation des étudiants de  tous les rivages. .

 

  1. Introduire le droit romain au sein de la culture d’un pays musulman.

 

Il fallait replacer l’expansion romaine parmi toutes les autres expansions, y compris l’expansion musulmane. Or une pensée musulmane a l’habitude de considérer que l’expansion musulmane fut seulement une oeuvre pieuse : il n’y a pas eu  conquête mais futûhât, c’est-à-dire « ouvertures à l’Islam ».Les étudiants remontaient jusqu’à l’université et jusqu’à nous cette conception-conviction. Il fallait alors rappeler qu’il y a eu conquêtes musulmanes des espaces des empires perse et romain ,conquêtes suivies d’une domination politique, dont la Tunisie ou Carthage qui « avait été associée une seconde fois »-nous reprenons l’expression justinienne connue- à l’ empire romain ; il fallait rappeler  que si Rome fut une puissance de conquête et de domination, elle fut elle aussi une civilisation- nous en présentons différents aspects- et qu’elle pratiqua « les ouvertures à sa civilisation ».

Il y a un grand travail sur les mots ; ces derniers ont une signification dans leur terreau de naissance, il faut la retrouver pour pouvoir entrer dans le champ de la communication. Il faut « ouvrir » les mots qui livreront leur sens concret et  réel et leur sens idéologique, leurs réseaux de sens.

La civilisation romaine n’est pas présentée dans un cercle clos, elle est toujours remise dans un contexte d’une histoire méditerranéenne, elle est toujours présentée en partant des connaissances des étudiants. Ainsi en est-il spécialement pour l’étude du droit romain introduit justement comme un élément de la civilisation romaine.

Nous n’abordons pas l’étude du droit romain par son contenu, mais sous l’angle de la création juridique. Qui produit du droit dans une société ? Pour quelle communauté ?  Quels sont les textes du droit, dans l’oralité ou dans l’écriture ? qui sont les interprètes ? Nous faisons aussi une approche de la diffusion du droit, notamment avec les traités et l’enseignement.

            Ces thèmes nous introduisent dans la connaissance dans la comparaison : comprendre par comparaison. Combien il est facile à des étudiants de pays musulmans- plus qu’à des étudiants français en raison de la place de Paris- de comprendre  que l’empire de Constantinople continue celui de Rome, en dépit du changement de la  capitale, tout comme le déplacement du centre de l’empire musulman de Médine à Damas puis Bagdad ne remettait pas en cause la continuité de l’empire.  Combien il leur est facile de comprendre que la civilisation romaine n’est pas seulement la création du peuple de Rome au sens territorial et ethnique à eux qui savent que la civilisation musulmane est née de  multiples apports de divers points de l’empire. Dans la mesure de nos propres possibilités, nous avons procédé pour l’enseignement du droit proprement dit de la même manière .Nous jouons de la proximité : faire comprendre ce qui est éloigné en ramenant au préalable dans le cadre du proche et du connu . La civilisation musulmane a forgé une identité musulmane très forte notamment par la grande présence de la sunna ,ou coutume du Prophète ; tous les aspects de cette civilisation et spécialement le droit qu’elle a engendré, sont  à la portée de tous par le biais de l’enseignement religieux ; de plus à la Faculté,[2] les étudiants reçoivent un enseignement de droit musulman dès la première année, enseignement qui pourrait rester parallèle, sans passage avec d’autres systèmes : pour nous,  il nous paraît  fructueux d’amener à la compréhension du droit romain à partir de la connaissance du droit musulman. Ainsi sont mieux perçus des éléments qui constituent des points communs, et ceux qui constituent des points de divergences.

            - Les points communs sont nombreux. Nous les avons suggérés dans notre manuel  intitulé « Histoire juridique de la Méditerranée. Droit romain, droit musulman .Tunis, Imprimerie officielle 1990). Nous les soulignons également dans ce cours. Nous ne pourrions plus écrire comme la fait un auteur : « Le droit romain est un droit de consultant ; le développement exceptionnel de l’art juridique romain est dû à l’habitude de la consultation d’autorité dans la vie romaine »[3], sans ajouter qu’il en va de même pour la création du droit musulman et du droit hébraïque ; sinon c’est conférer un caractère original et absolu à une pratique somme toute  commune . Dans la cité musulmane comme dans la cité romaine, on assiste à l’apparition de jurisconsultes qui exercent une fonction dans la communauté, en effet.   Evoquer la réponse de l’autorité compétente, la fatwâ  du muftî, dans la civilisation juridique musulmane permet aux étudiants de comprendre les responsa prudentium de la civilisation juridique romaine, et la place occupée par les jurisconsultes.

           Nous enseignons les livres de droit et les écoles de droit romain, en  les situant dans leur époque de l’élaboration du droit romain- époque bien antérieure à celle du droit musulman- mais en soulignant leur commun attachement à l’écriture du  droit et  à la diffusion du droit par l’un et l’autre vecteurs, dans les deux civilisations. Nous introduisons quelques documents dans notre cours polycopié, et notamment une reproduction de la première page du Corpus juris civilis et, aussi, de premières pages de traités de droit musulman. .La place de Beyrouth- école de droit romain- est particulièrement intéressante  pour notre démarche ; montrer aux étudiants la disposition des empereurs Dioclétien et Maximien en faveur des étudiants arabes qui allaient étudier le droit romain à Beyrouth, la leur montrer incluse dans le Codex (C.10,50,1. contribue à l’effervescence de la pensée, fait naître une émotion .

            -  Nous essayons de faire saisir les différences aussi. Les sources du droit et de l’interprétation font  objet de l’attention. En effet, les jurisconsultes musulmans ont pratiqué eux aussi l’art de l’interprétation pour pouvoir donner leur opinion sur la réponse juridique à une situation. Cependant les textes sur lesquels ils exercent leur réflexion sont des textes religieux, le Coran, Parole de Dieu et la Sunna ou la coutume de Mohamed, le Prophète inspiré. Ce sont deux corpus   déclarés  incontournables et placés en première  et seconde places dans la hiérarchie des sources.(l’expression arabe est usûl al-fiqh, littéralement les racines de la science du droit).La troisième source, le consensus des docteurs  reste peu dynamique car elle fut arrêtée aux consensus des  docteurs des premières générations proches des temps de la Révélation ; la quatrième source, l’analogie rejoint la logique classique et permit aux jurisconsultes de décider en fonction de l’équité et de la réalité sociale. L’attention des étudiants est ouverte à l’étude de sources textuelles différentes et à la rencontre avec les comitia et le populus Romanus et au « rendre à chacun ce qu’il lui revient ».

            Enfin nous essayons de citer, on l’a vu,  les noms des institutions de la civilisation romaine et du droit romain, les noms des jurisconsultes en particulier, car posséder le nom, c’est déjà connaître, c’est déjà abolir la distance et reconnaître la différence avec les valeurs propres. Nous voulons rendre familier, ce qui ne l’est pas ; nous voulons faire approprier ce qui semble étranger en nous appropriant nous-mêmes la civilisation musulmane, en disant par exemple : «  Nous possédons des lettres des gouvernants, califes ou gouverneurs de province… »

 

 

2.      Les valeurs du   droit romain dans la formation des étudiants.

 

Il convient de distinguer les intérêts d’histoire juridique  et les valeurs intrinsèques au droit romain et de les présenter successivement.

            - Les intérêts d’un enseignement du droit romain à Tunis, dans le déroulement de l’ histoire juridique tunisienne sont évidents et nous les signalons aux étudiants. Nous nous permettons de les rappeler ici :

1) La Tunisie fut une province romaine parmi d’autres à un moment donné de son histoire et comme pour toutes les provinces, le droit romain a constitué pour partie son ordre juridique qui accompagnait l’ordre politique. L’expansion musulmane a-t-elle complètement effacé le droit romain , ou bien celui-ci a-t-il pu servir- rendu à l’état d’usages- de matériau dans la construction du droit musulman ? La question est donnée comme une hypothèse reposant sur la rencontre effective des systèmes sur les mêmes territoires.

2) Lors du renouvellement juridique amorcé  dans les pays musulmans au 19è siècle et en particulier en Tunisie, le mouvement de réformes a pris appui, par l’intermédiaire des « élites » sur les acquis de la Révolution française et du Code civil français. De plus, la colonisation française en Tunisie (1881) y  a introduit des pans entiers de droit français .En 1955-1956, quand la souveraineté fut  entièrement recouvrée, le législateur tunisien n’a pas évacué le droit français, il l’a « tunisifié » et avec lui l’administration. Nous faisons savoir aux étudiants que la science du droit français s’est forgée à partir du droit romain et que le droit français  contient dans son corpus des éléments du droit romain « la partie des contrats, chef-d’œuvre de la raison humaine »1) et que le nom même de « Code civil » est comme l’écho  du ius civile romain . Le législateur tunisien  a donc consacré le caractère romaniste du droit tunisien au moment de l’Indépendance du pays  en « tunisifiant » le droit français, mais encore dans l’accomplissement de ses réformes - y compris du « Code du statut personnel »- faites depuis presque quarante cinq ans . Il nous apparaît que nous permettons aux étudiants , grâce à l’enseignement du droit romain, d’avoir  un accès à une meilleure maîtrise de leur histoire juridique récente.

            3) Au début du 20è siècle,- à l’époque même du professeur Flaminio Mancaleoni- est né le Code des obligations et des contrats ( en 1906) ; ce code est  en vigueur en ce début de 21è siècle. Or, les professeurs – italiens notamment, qui ont veillé à sa conception, faisaient un va- et- vient entre droit romain et droit musulman.

            - Les valeurs  intrinsèques au droit romain que nous dégageons de cette approche du droit romain  comportent,  cela va de soi,  la valeur d’ordre culturel : un juriste de la Méditerranée ne doit pas ignorer la création juridique romaine , pas plus naturellement que les deux autres créations juridiques talmudique et musulmane.

            Nous avons évoqué pour le droit romain une couche d’expérience humaine réalisée dans la Méditerranée depuis si longtemps et qui se trouve à la disposition des savants depuis  lors. En plus des raisons que nous avons déjà  dites, de la protéger et de la transmettre, ce qui nous apparaît incontestable et que nous essayons de  faire saisir par les étudiants, c’est la ratio scripta reconnue depuis longtemps,  c’est aussi la grande modernité du droit romain dans le contenu et dans l’expression. Nous les relevons aussi bien dans la « constitution justinienne sur l’enseignement » que dans les définitions de l’usufruit ou du trésor. Nous nous attardons à faire réfléchir les étudiants sur le « suum cuique tribuere », sur la définition du droit et celle   de la justice. Voilà quelques-uns des aspects de mon enseignement.2)[4]

 

   Cet enseignement du droit romain  a pour corollaire, à mon sens, que l’on replace le droit romain lui aussi dans une histoire juridique large dans laquelle on apercevrait le droit musulman, qui à la manière du droit romain s’est étendu sur de vastes espaces de la Méditerranée notamment ,et si possible le droit talmudique qui gérera des communautés de personnes et pas un territoire . Ces trois systèmes juridiques sont nos contemporains et s’il s’agit de former des juristes, il faut aussi «  former les esprits avant d’initier à de savants propos »3), former les esprits pour l’intelligence de notre siècle., avec des passerelles lancées sur les hauts-fonds qui séparent.

 

    La science romaniste du droit, telle qu’elle s’est développée durant des siècles dans les universités européennes , pourrait servir comme un canevas à une science d’un droit musulman replacé dans une histoire.

 

    Nous espérons avoir répondu un peu à vos attentes sur le «  comment » et le «  pourquoi » de l’enseignement du droit romain sur la rive- sud de la Méditerranée, aujourd’hui et dans l’avenir.* L’expression  «  Rapport d’expérience », utilisée dans notre sous-titre,  ne prétend pas introduire au modèle dogmatique acquis,  mais à l’ouverture à l’expérience.*

 



1.   F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Paris, 3è éd. 1976 ; préface de la 1è éd. 1949.

*[2] L’étude du droit musulman n’occupe pas une grande place dans les Facultés de droit tunisiennes : c’est le droit positif étatique qui monopolise l’intérêt. *

*[3]Fr. de Visscher, La jurisprudence romaine et la notion d’auctoritass. Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de Fr. Gény. Paris 1977,2, p.32 sq.*

[4] Naissance du Code civil, An VIII-an XII, 1800-1804, Préface de Fr. Ewald ; Paris Flammarion1989 :,parole de Jaubert devant le Tribunat, pp. 343-344.

2 Dans l’autre Faculté, nous présentons les moments remarquables de la Méditerranée entre le 9èsiècle avant notre ère et le 9è siècle après, puis nous enseignons la formation du droit romain .

3D. Justinien, Constitution Omnen sur l’enseignement juridique, 16 décembre 533.Trad. fr. in J.Gaudemet, Le droit privé romain,Paris 1974.Texte, pp.246-252.