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Chassaing-1

Jean-François Chassaing

Université de Paris X - Nanterre

 

La laïcitÉ et la RÉpublique française

 

 

 

 

 

Sommaire: I. La rencontre incertaine de la laïcité et de la République. – II. Les temps. – III. Modes.

 

 

La laïcité est maintenant en France un principe constitutionnel. Généralement, il semble admis que la laïcité à la française se révèle spécifique, si ce n’est unique, même si elle n’est clairement définie dans aucun texte[1]. Un consensus existe pour considérer que cette déclinaison de la laïcité dépasse très largement la neutralité religieuse de l’État et la séparation de l’Église et de l’État, pour conduire à la réduction de la religion à la sphère privée. Ce dernier concept, quoique vague, semble la grande originalité du système français. La République est laïque et, d’après bien des auteurs, la laïcité est républicaine. Il fut même dit que la laïcité était l’essence même de la République[2]. Cette vision, quasi officielle, s’autorise surtout des principes qui se dégagent de la loi Ferry sur l’éducation de 1882, plus que ceux de la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905. Elle repose sur l’idée, largement téméraire, que la laïcité n’est pas une opinion mais « la liberté d’en avoir une », et donc que la laïcité est nécessaire à la concorde républicaine. Nous pourrions appeler cette position « laïcité savante » puisque, à défaut de reposer sur des bases historiquement incontestables, elle résulte d’un discours cohérent et exprimé majoritairement par les classes politique et universitaire.

Pour parodier Pierre Goubert parlant du pouvoir absolu de Louis XIV, il serait nécessaire d’envisager une approche populaire de la laïcité. L’absence de nécessité d’être cohérent et consensuel conduit à une révélation brute du phénomène, à bien des égards plus parlante que le discours d’hommes habitués à parler. Pour éviter toute polémique, j’utiliserai le terme « laïcité sauvage » pour désigner le discours incivilisé de ceux qui répondent, sans souci de maintenir une légende, aux questions qui leur sont posées. A l’objection qui consiste à me reprocher de faire parler les imbéciles, je répondrai que les imbéciles, si vraiment ils le sont, ont le mérite de ne pas hésiter à révéler le dessous des cartes car ils ne comprennent pas pourquoi le jeu devrait rester secret. Mon expérience de formateur et d’examinateur pour divers examens et concours de niveau M1 [3] montre qu’à la question « qu’est-ce que la laïcité ? », un nombre important d’étudiants répondent: « l’hostilité à toutes les religions », d’autres: « l’hostilité au catholicisme », les autres faisant référence à la liberté religieuse. Les étudiants capables d’articuler un discours proche de celui de la laïcité savante sont l’exception. Une enquête que j’ai réalisée auprès des étudiants en droit de M2, avant le colloque de Bari sur la laïcité, démontre qu’environ 30% des réponses associent laïcité et lutte antireligieuse. Les anciens élèves de l’enseignement privé semblant plus réticents à associer la laïcité et l’irréligion[4].

L’association laïcité – hostilité à la religion, ou à toutes religions, nous semble trop fréquente pour ne pas estimer qu’une partie des Français n’envisage pas la laïcité comme principe de paix et d’amour entre tous, mais bien comme un principe de combat. Dire qu’ils n’ont rien compris et que la République respecte tous les cultes est un peu court, car la laïcité de combat prétendument nécessaire à l’affirmation de la République possède des racines historiques incontestables: ce point de vue est tout simplement celui de Ferry.

Un autre problème est posé par la tentative générale d’associer République et laïcité. Cette idée est largement démentie par l’histoire. Les prémisses de la laïcité existent plusieurs siècles avant la République. Cette dernière n’a pas toujours été particulièrement laïque, au moins au sens actuel, les pires anticléricaux n’ont jamais hésité à nommer les évêques.

Les grands principes constitutionnels touchant à la laïcité ont l’immense mérite d’exister. Comme d’autres, comme la séparation des pouvoirs, ils ont été érigés en vaches sacrées de la République, au prix de simplifications, au prix aussi d’un déni de l’histoire, sensibles dans certaines résurgences sauvages que nous avons soulignées.

Nous voudrions donc tenter une mise au point historique sur le concept de laïcité dans son rapport avec la République en France. Nous verrons d’abord que la rencontre laïcité – République est incertaine, puis nous nous efforcerons de modéliser la construction de la laïcité « à la française », et nous découvrirons qu’elle est beaucoup plus liée à l’État-nation qu’à la République. Enfin, nous examinerons les conséquences de cette laïcité originale sur la compréhension de certains phénomènes actuels.

 

 

I. – La rencontre incertaine de la laïcité et de la République

 

Pour commencer, mal, nous pourrions avec une certaine honte citer l’une des phrases découvertes lors de notre enquête: « Avant 1905, le Pape gouvernait la France ». L’idée est profondément absurde, mais elle est émise par une personne nourrie pendant plus de douze ans de l’enseignement laïque. Elle peut être perçue comme une exagération maladroite d’un message subliminal, preuve que les outrances du début de XXe siècle ne sont pas encore complètement éteintes. En tout cas, ce jugement faux nous conduit à une affirmation commune beaucoup plus nuancée: avant les grandes lois républicaines de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, la laïcité n’existait pas. L’affirmation est loin d’être exacte, si le terme n’est pas enfermé dans sa déclinaison que, justement, les lois précitées fondent.

Le legs universel du judaïsme, en ce qu’il est à l’origine du monothéisme, libère l’univers des hommes de la présence constante et multiple des divers dieux du ciel, de la terre, des mers, du commerce et de la famille. L’univers peut être véritablement humain, puisque le Dieu unique lui est substantiellement extérieur. Dans un sens, la première pensée laïque peut se faire jour[5].

Le christianisme, dans ses textes canoniques, est la religion la plus laïque que l’on puisse imaginer, puisqu’elle ne promulgue aucune règle d’organisation sociale – contrairement, par exemple, à l’Islam. Le fameux « Rendez à César » est le fondement même de l’autonomie du pouvoir civil, comme le soulignait le Pape Benoît XVI dans un discours sur lequel nous reviendrons[6]. La suite des événements fut certes obscurcie par des périodes de théocratie, mais la fin du Moyen Age connut, avec des rois comme Philippe Auguste et Philippe le Bel, l’affirmation de l’autonomie du temporel qui est le socle de la laïcité, même si elle n’est pas toute la laïcité. Sur le plan philosophique, le triomphe scolastique de la théorie du droit naturel conforte cette autonomie en introduisant, point primordial, la raison. Pour Saint Thomas, le droit naturel fait certes partie du droit divin, mais il s’appréhende par la raison humaine en dehors de toute révélation[7]. Maïmonide accomplira le même travail pour le judaïsme. L’erreur des anticléricaux promoteurs de l’ultra laïcité (laïcisme) sera de se considérer comme les propriétaires de la raison. Une affirmation comme celle de Monsieur Régis Debray « L’exception française [il parle de la France d’après 1905], c’est d’avoir construit la Cité sur la raison, alors que tout le monde la fondait sur la révélation »[8] est polémique, et fausse historiquement.

Les Temps modernes nous offrent une progression intéressante dans la voie laïque. Jusqu’au XVIIe siècle, le pouvoir royal se définit en référence à la religion – même si les références au sacre ne sont plus de mise: « Les Rois sont les images vivantes de Dieu » écrit G. de Scudéry[9], « Dieu établit les Rois comme ses ministres et règne par eux sur les peuples » dira Bossuet[10]. Au XVIIe siècle, temps de l’absolutisme le plus étendu, la référence religieuse disparaît. Dans l’affirmation la plus haute du pouvoir monarchique que constitue « la séance de la flagellation », Louis XV ignore même l’idée de monarchie de droit divin.

Dans le même temps, le droit français conserve peu de trace religieuse. Si le droit du mariage est fondé sur le droit canon, l’indissolubilité du mariage, qui repose sur le fait que le mariage pour les catholiques est un sacrement, n’est pas imposée aux juifs, au moins dans les coutumes où des droits particuliers leur sont reconnus, comme à Metz. Fait peu connu, des juridictions royales se prononcent sur des divorces et appliquent la loi mosaïque[11].

A la veille de la Révolution, la France semblait prête pour une « religion civile » telle que définie par Rousseau dans Le Contrat social, mais dont la destinée sera américaine[12]. La tentative de fonder une religion chrétienne sur la constitution civile du clergé échoue, et les fantaisies sanglantes qui suivirent – culte de la raison de Robespierre – ne laissèrent de traces. La construction napoléonienne est généralement considérée comme un retour en arrière, le catholicisme redevenant la religion officielle – « religion de la majorité des Français » – sans toutefois obtenir le titre de religion d’État que Napoléon ne concéda jamais au Pape, comme il ne céda jamais sur la suppression du divorce. Nous réfutons cette analyse « réactionnaire » et nous pensons que Napoléon a pleinement réalisé l’autonomie de l’État par rapport à l’Église, transformant celle-ci en branche de l’administration impériale[13]. Dans ce sens, le Concordat de 1801, principalement à la lecture des articles organiques, est d’une laïcité presque irréprochable, en même temps qu’il réalise les rêves gallicans les plus osés[14]. L’organisation administrative des cultes protestants et juifs qui va suivre ne fait que généraliser le système. Les diverses autorités religieuses deviennent des relais administratifs, l’Église catholique étant plus contrôlée que les autres puisque les évêques étaient nommés par l’empereur, le pape ayant un simple pouvoir d’opposition – ce qui ne diffère guère du système en vigueur depuis François Ier. Les catholiques ont dû accepter un code civil permettant le divorce[15], les juifs abandonner la loi mosaïque, les protestants admettre une certaine hiérarchie à laquelle, par définition, ils étaient réfractaires. Les codifications napoléoniennes sont la source du premier droit laïque français. Le mariage est civil, les vœux religieux ne sont plus sanctionnés par le droit, les infractions purement religieuses et morales disparaissent[16].

Dans ce sens, en 1905, la France est laïque depuis longtemps, et dire que la laïcité est républicaine est abusif. Pourtant, deux facteurs interviennent et conduisent aux batailles de la fin du XIXe siècle.

Tout d’abord, les très nombreux changements de régime que connaît la France au XIXe siècle donnent au clergé catholique une liberté qui n’était pas dans les desseins napoléoniens. Si la magistrature fut épurée à chaque bouleversement, il était juridiquement impossible de révoquer les évêques nommés par le pouvoir précédent. Cette situation fut aggravée par la politique de la papauté qui devait, à cause de la situation française, retrouver une certaine influence sur le clergé. Or les Papes du XIXe siècle considérèrent que l’Église ne pouvait soutenir qu’une seule forme de gouvernement: la monarchie. Ils condamnèrent d’autre part la Déclaration des Droits de l’Homme, dont pourtant la lointaine origine chrétienne ne faisait aucun doute. Le revirement, au nom du thomisme dirent certains, opéré par Léon XIII à l’extrême fin du XIXe siècle, devait intervenir trop tard[17]. L’hostilité de nombreux clercs de ce siècle à la notion de progrès, scientifique et industriel, favorisera le passage d’une partie de la haute bourgeoisie d’affaires, clientèle naturelle de l’orléanisme, vers le camp républicain anticlérical. L’Église catholique apparaissait donc comme une force d’opposition à la République ancrée dans un passé révolu, qui par son ascendant sur le peuple rural majoritaire – la loi Falloux qui est la loi scolaire la plus favorable à l’Église est l’œuvre de la première assemblée élue au suffrage universel – constitue un danger pour le mouvement républicain. Ceci explique que les plus violents anticléricaux hésitèrent devant la séparation, le Concordat leur permettant de contrôler la nomination des évêques. Le jeu fut donc plus compliqué qu’il n’y paraît.

Ensuite, l’évolution de la maçonnerie au long du XIXe siècle en fait une force frontale d’opposition à l’Église catholique[18]. Si la référence politique des maçons fut incertaine pendant le siècle, la préférence républicaine s’affirma principalement au Grand Orient après les condamnations renouvelées de l’Église[19], mais elle ne fut pas générale. Si tous les acteurs des lois de laïcisation de 1882 et de séparation de 1905 sont maçons, leur attachement à la République était, pour certains, récent. Ferry était issu de la haute bourgeoisie orléaniste; le plus extrême, Combes, fit l’objet de dures critiques d’un autre maçon, Paul Doumer, qui lui reprocha son bonapartisme. En tout cas, dès 1877, le Grand Orient de France, avec celui de Belgique, concrétisa une ancienne tendance restée discrète: un maçon peut se réclamer de l’athéisme, la référence à un Dieu disparaît – ce qui vaudra au Grand orient de n’être plus reconnu par la maçonnerie anglo-saxonne. Le problème de la Commune de Paris, qui avait vu l’opposition entre les loges parisiennes du Grand Orient de France, favorables aux insurgés, et ses loges de provinces favorables au gouvernement provisoire, étant réglé – le Grand orient, se rangeant du coté des vainqueurs – la bataille pour la nouvelle laïcité pouvait commencer. L’importance de l’affaire Dreyfus, qui intervient après la loi de laïcisation de 1882, a certainement été très exagérée, le camp Républicain, sur son aile gauche, ayant fourni un certain nombre d’antidreyfusard « sociaux »[20]. Toujours est-il que l’« affaire », n’a pas contribué à l’apaisement du climat.

Les lois Ferry, ainsi que la loi de 1905 sont donc des lois de combat contre l’Église et non des lois de concorde comme une vulgate scolaire le présente abusivement. Elles se voient comme un triomphe de la raison, que monopolise maintenant le Grand orient, sur l’obscurantisme. Les mots de Claude Nicolet sont révélateurs[21]: « Ainsi, par le développement de la méthode scientifique, l’usage de la raison peut rendre plusieurs services à la République: d’une part, il peut constituer une barrière contre la crédulité, et d’autre part, il permet de découvrir, progressivement et par soi-même, la complexité du réel. Mais comme les religions sont toujours allées à l’encontre de cet esprit scientifique et rationnel en voulant imposer des explications transcendantes et supérieures à toute autre, la République, dans le domaine public, se devait de s’en séparer ». La laïcité, dans sa naissance officielle – c’est à cette occasion que le mot sera inventé, se confond rigoureusement avec l’hostilité à toute religion[22]. Il est d’ailleurs surprenant que les fêtes religieuses catholiques aient été maintenues[23]. Le fait que la laïcité en France n’est qu’un élément d’ une « croisade » contre les religions est crûment révélé par Jules Ferry, anticlérical pourtant modéré qui s’opposera aux excès de Combes[24]. L’histoire officielle a trop longtemps séparé le « bon » Ferry, celui de l’école laïque pour tous, et le mauvais Ferry – qui doit être un peu caché, celui du colonialisme fondé sur le racisme. Il est pourtant clair que la pensée de Ferry est cohérente: en France comme aux colonies, il s’agit d’imposer, au besoin par la force, le triomphe de la raison sur l’obscurantisme[25]. Il convient d’ajouter que les principes de laïcité ne seront jamais appliqués par la France à ses colonies et états sous mandats. La République laïque continuera la politique amorcée avec le décret Crémieux, consistant à utiliser les religions et les oppositions religieuses pour gouverner au Maghreb[26], comme après la première guerre mondiale au Liban[27]. Jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, il exista un « collège électoral musulman » dans ce qui était des départements français.

La doctrine de Ferry rattache donc la laïcité au combat de la raison contre l’obscurantisme religieux. Le paradoxe – qui sera souligné bien plus tard par Adorno[28] – que constitue la raison comme instrument de domination n’est pas vu. La notion de concorde républicaine autour de la laïcité apparaît donc illusoire, si ce n’est hypocrite au moins à l’époque du vote des lois et particulièrement de celle de 1905. Elle trouve cependant un semblant de justification dans le ralliement conditionnel de certains catholiques. « La bataille de l’article 4 » s’est effectivement terminée par certaines concessions facilitées par la disparition de Combes de la scène politique à la suite du scandale des fiches[29]. La première version de l’article prévoyait que les lieux de culte seraient dévolus à des associations de fidèles. Cela revenait à demander aux catholiques de se transformer en protestants et d’ignorer toute hiérarchie. Pour certains catholiques, c’était un encouragement, conscient ou non, au schisme, et l’Église risquait fort de s’en trouver morcelée et divisée. Le mince compromis, obtenu d’Aristide Briand par les députés catholiques, consista à ajouter que les associations cultuelles ainsi constituées se conformeraient «aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice». Plutôt que d’un ralliement, il s’agissait de sauver l’essentiel. Cette concession ne devait pas éviter le blocage, et les associations cultuelles catholiques ne fonctionnèrent jamais.

C’est la première guerre mondiale qui devait faire sortir la République de la laïcité de lutte[30] pour atteindre un semblant de concorde, alors que l’affaire des inventaires[31] avait mis la France au bord de la guerre civile[32]. L’après-guerre voit le rétablissement des relations diplomatiques avec le Vatican, relations qui avaient été rompues avec Combes; la reconnaissance des évêques comme interlocuteurs, en violation de la loi de 1905; le maintien de l’Alsace-Lorraine, rattachée à nouveau à la France dans le régime concordataire hors de la loi de 1905. La République accepte d’honorer Jeanne d’Arc le deuxième dimanche de mai. Plus discrètement, le pape Benoît XVI, d’après la plupart des historiens, aurait accepté de consulter officieusement la République sur les nominations d’évêques. La diplomatie reprend donc ses droits en matière de relations entre l’Église et l’État. Clémenceau apparaît en victime collatérale de cette nouvelle donne. La fonction honorifique de Président de la République, à laquelle “le père la victoire eût pu légitimement postuler, lui échappa: la République laïque ne pouvait envisager le décès en fonction d’un Président qui refusait les obsèques religieuses. Un Président doit être enterré à notre Dame[33]. La laïcité tend donc, depuis cette époque, à devenir ce qu’elle ne fut pas à l’origine, un principe de concorde républicaine. Cela n’empêche nullement la continuation des mesquineries et humiliations plutôt concentrées dans l’enseignement[34]. Cela n’empêche nullement aussi le retour temporaire à une laïcité négative: la tentative de revenir sur le statut concordataire de l’Alsace-Moselle, lors du retour du cartel des gauches au pouvoir en 1924, devait être un échec. La tentative de François Mitterrand de supprimer à terme l’enseignement privé se termina par un fiasco en 1984. Les puristes de la laïcité tentèrent bien de faire croire au complot clérical quand le Président Sarkozy parla de « laïcité positive » et déclara que le curé ou le rabbin avait sans doute des choses à dire aux enfants. Un sénateur[35] parla d’« injure faite aux lumières » sur le ton du sacrilège, mais ne réussit guère à convaincre que le Président de la République se disposait à proposer l’abrogation de la loi de 1905. En fait, au début du XXe siècle, la problématique de la laïcité interpelle avant tout l’Islam.

La république est donc laïque, constitutionnellement laïque depuis 1946, c’est une affaire entendue. Mais que sont les territoires de cette République ?

La République atteint-elle Strasbourg ? La question n’est jamais envisagée sous cet angle ; pourtant, si l’on s’en tient à la définition de la laïcité reposant sur les lois scolaires et la loi de 1905, nous devons considérer l’Alsace-Moselle comme hors la loi, ou plus exactement anticonstitutionnelle. Au régime concordataire[36] s’ajoute l’application de la loi Falloux. Les ministres du culte des religions reconnues par l’État napoléonien sont donc rémunérés, et la religion enseignée – maintenant dans une matière facultative – à l’école publique. Remarquons qu’un grand nombre d’Alsaciens et Mosellans n’ont pas le sentiment de vivre hors de la laïcité, mais simplement de connaître une laïcité particulière. Si la laïcité se réfère à l’indépendance du pouvoir temporel, à la neutralité des pouvoirs publics et à la liberté religieuse, l’Alsace-Moselle est pleinement laïque. Remarquons que l’interprétation précise de la notion constitutionnelle de « République laïque » n’a jamais été faite[37]. Le seul vrai problème soulevé par ce statut est celui de la place de l’Islam, religion maintenant importante. Il semble impossible de procéder comme en Allemagne où un land peut ajouter une nouvelle religion aux religions précédemment reconnues[38]. Cette possibilité semble pratiquement interdite en Alsace-Moselle en raison notamment des incertitudes constitutionnelles. Cette situation conduit à une violation du principe de l’égalité, les musulmans payant un impôt servant en partie à rémunérer les ministres du culte des religions reconnues. Cette situation a conduit à ce que les Canadiens appelleraient des « accordements raisonnables »: la construction de la mosquée de Strasbourg semble avoir bénéficié d’un financement public discret[39]. Monsieur Nicolas Sarkozy, à l’époque ministre de l’Intérieur, avait proposé diverses voies, en accord avec « l’esprit de la loi de 1905 », dont la principale était l’utilisation des baux emphytéotiques[40].

Existe-t-il en France d’autres îlots réfractaires à la version française de la laïcité ? Hors des départements, la laïcité est peu prisée, ce qui témoigne de l’échec complet du Jules Ferry colonisateur des Lumières. Saint-Pierre et Miquelon, la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie ne la connaissent pas. A Wallis-et-Futuna, l’État français a confié l’organisation de l’enseignement primaire à une mission catholique[41]. La colonisation franco-britannique sur les nouvelles Hébrides, a conduit, après l’indépendance, à l’État le plus presbytérien du monde, le Vanuatu. Il est vrai que la réussite de l’évangélisation protestante anglaise sur les populations mélanésiennes est assez impressionnante. Mais nous pouvons considérer que cette entorse à la constitution est marginale, s’agissant de communauté d’outre-mer qui ne constitue pas réellement la France. D’ailleurs, la Nouvelle-Calédonie nous a habitués à ses acrobaties constitutionnelles avec son régime électoral. C’est le prix de la paix civile et du nickel.

La situation des départements d’outre-mer est plus problématique car, officiellement, ils ne sont pas des communautés ou des territoires dépendant de la France, mais bien une partie intégrante de la France. Or, si la non application de la laïcité à la Guyane ne pose guère de problème, elle devient extrêmement problématique avec Mayotte. Cette île de l’Océan indien, française malgré les résolutions des Nations Unis qui, à partir de 1975, affirmèrent l’unité des Comores, est devenue le 101e département français en 2011. Si les Mahorais furent consultés par referendum, et répondirent oui à 95%, c’est plutôt pour l’alignement des prestations sociales sur celle de la Réunion qu’impliquait la départementalisation, que par fascination pour les grands principes français ignorés de la plupart. En principe, cette départementalisation aurait dû conduire à l’abandon du statut personnel[42]. Comme les Mahorais ne désiraient pas réellement changer de mode de vie – les véritables conséquences d’une vraie départementalisation ne furent guère exposées – une construction curieuse fut mise au point: la possibilité de conserver le statut personnel est accordé, mais les Mahorais l’ayant conservé sont jugés par des magistrats français appliquant la coutume musulmane. Ces concessions furent cependant mal accueillies par les cadis et une partie de la population, et la situation demeure incertaine[43]. Comme l’énonce Monsieur Bernard Lugan[44], le problème est de savoir si Mayotte est en France ou si Mayotte est la France. Dans ce dernier cas, qu’implique par principe la départementalisation, il faudrait que ceux qui nous disent que la laïcité est l’âme de la République française, dénoncent cette monstruosité juridique. Il est vrai que le statut de Mayotte est peu favorable aux empoignades franco-françaises qui font le délice des politiciens, des universitaires et des journalistes. Une abominable violation des plus sacrés des principes républicains devient une particularité folklorique quand elle a lieu dans l’Océan indien. Quand des habitant de Seine St Denis, département à majorité musulmane, demanderont à bénéficier du statut de Mayotte, il sera pourtant compliqué d’expliquer que la Constitution l’interdit.

La République française est une, indivisible et laïque certes, mais il faut la regarder de loin.

 

 

II. – Les temps

 

Si la laïcité française est caractérisée par une expulsion des religions, manifestations religieuses, signes religieux, de la sphère publique, il est nécessaire de comprendre que cette dernière expression n’a de sens – si elle a un véritable sens – que dans la modernité historique. Au Moyen Age, l’opposition espace privé – espace public ne revêt absolument aucun sens, alors que cette dualité avait une signification dans l’Antiquité romaine. L’intervention de l’Église ou du roi est normale dans le champ de ce que nous appellerions vie privée; l’espace public, quant à lui, est loin d’être réglementé par une quelconque puissance publique. Le parvis et l’extérieur des cathédrales sont les théâtres de manifestations festives, quelquefois franchement anticléricales, qui échappent à tout contrôle.

Le XVIe siècle nous paraît une période beaucoup plus fructueuse, pour le point de départ de notre étude, que la séquence 1892-1915, qui connaît plutôt la fermeture ultime de l’espace public.

Au XVIe siècle, les structures pré-étatiques deviennent État-Nation. L’État doit posséder un territoire, une langue et une religion. De ce point de vue, les guerres dites « de religion » sont plus que de pures querelles sur des questions de dogme, leur nature est autre. Elles concernent l’affirmation du contrôle étatique en matière de religion que la lutte contre les hérésies avait précédemment amorcée. Henry VIII d’Angleterre peut même engager ce combat en faisant l’économie de toute question de dogme. En France, nation qui va bientôt connaître les théories de la souveraineté à partir de l’absolutisme de Jean Bodin[45], la question religieuse se double d’un problème d’ingérence – le terme est contemporain – internationale de l’Angleterre et de l’Espagne, et de tentatives de faire survivre la mentalité féodale face à l’État nation, certains grands du royaume utilisant la Réforme pour justifier leur autonomie territoriale. L’Édit de Nantes de 1798, théoriquement édit de tolérance – même si le mot de s’y trouve pas – nous semble capital pour notre problématique d’exclusion de l’espace publique. Ce texte est certes négocié par les belligérants, il contient des anachronismes féodalisant comme la concession de places fortes – inévitables si l’on voulait terminer la guerre, mais en contradiction fondamentale avec l’idée de souveraineté. Toujours est-il que l’Édit, comme l’a fort bien démontré Pierre Joxe[46], est loin d’être très favorable aux protestants, et surtout, il constitue la première affirmation du contrôle de la religion par l’État royal, affirmant l’existence d’une religion d’État, le Catholicisme, et l’autorisation d’une religion secondaire, le protestantisme, que l’on s’efforce, là où le risque de guerre civile est lointain, de cantonner soigneusement dans l’espace privé. La suite de l’évolution sera, sur deux siècles, de faire glisser le catholicisme vers le statut attribué aux protestants par l’Édit. Les lois Ferry, beaucoup plus que la loi de 1905, seront exemplaires à cet égard. L’enseignement religieux, même facultatif, même dispensé par un ecclésiastique étranger au corps enseignant, doit se faire ailleurs que dans l’espace publique de l’école publique. La réduction du catholicisme à l’espace privé s’amorce, elle sera cependant difficile en raison du problème de la propriété des églises et cathédrales.

Avec Napoléon Ier, vint la question des juifs. L’objectif de l’Empereur était de donner une organisation étatique aux religions, c’est-à-dire, en fait, de les contrôler dans l’espace public. Les juifs posaient de ce point de vue un problème puisqu’ils étaient soumis, sous l’Ancien Régime, à des règles spécifiques qui en faisaient, dans un sens, des étrangers au royaume de France, dans un autre leur permettait de garder leur spécificité propre de « peuple juif ». L’alternative napoléonienne fut la suivante: soit les juifs continuent à apparaître différents des Français, dans ce cas la citoyenneté leur sera déniée, soit ils acceptent de se soumettre à la loi française, maintenant unique, et ils deviennent véritablement et pour toujours français. Cette acceptation de la renonciation à un statut particulier se concrétisa par la réunion d’un « Grand Sanhédrin » que l’empereur corse et catholique ne trouva pas ridicule de convoquer[47]. La toute puissance de l’État nation français – fondée sur un individualisme forcené, en ce qu’il ne tolère aucun corps intermédiaire faisant écran entre la puissance publique et l’individu – explique l’originalité de l’insertion des juifs dans la Nation. Il ne s’agit pas, comme en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, de l’intégration d’une communauté dans une nation, mais bien de la dissolution d’une communauté dans l’État unitaire. Les juifs, en même temps qu’ils conquièrent, en sortant des « Ville juifs » et autres « rue aux juifs », le droit d’entrer dans l’espace public, se voient dénier le droit d’y apparaître en tant que juifs. L’affaiblissement des pouvoirs des rabbins, accepté lors du Grand Sanhédrin, conduit à un danger d’émiettement de la communauté juive[48] – qui n’est plus vraiment une communauté, ce qui est une caractéristique de cette laïcité, d’avant la laïcité française. Cela ne fut pas sans conséquence: « L’État-Nation démocratique demande l’adhésion totale des individus (et donc des juifs) au pouvoir qui a pris les traits d’un peuple clos identique à l’État: la Nation (…) Les juifs se diluèrent dans l’anonymat de la citoyenneté (…) l’individualisme démocratique s’avéra destructeur pour le peuple, comme pour l’Eglise »[49]. La laïcité postnapoléonienne, terriblement exigeante au point de vouloir l’anéantissement du peuple juif pour renvoyer l’identité juive à des particularités exprimables uniquement dans la vie privée, eût pu aboutir à une situation équitable si la montée de l’antisémitisme n’avait conduit à s’interroger sur la validité de ce qui put apparaître comme un marché de dupes: l’échange de l’appartenance à un peuple contre une nationalité. De l’affaire Dreyfus à l’attentat de la rue Copernic qui vit le Premier Ministre français opérer une distinction entre « les Français innocents » et les juifs, les tentatives pour dénier symboliquement la nationalité au juif sont nombreuses. Le général de Gaulle devait même prononcer le mot « peuple », interdit depuis Napoléon, dans une déclaration particulièrement ambiguë[50]. Ces coup de canifs faits au contrat napoléonien fondateur – nous ne parlons pas ici de Vichy, puisque cette période est considérée comme étant hors du champ de l’histoire républicaine, mais nous y pensons – ne pouvaient que conduire les juifs de France à la recherche d’une identité perdue. L’affaiblissement contemporain de l’État nation ne pouvait que favoriser ce mouvement. Cela conduit rarement à un sionisme réel, plus souvent à un « sionisme fantasmatique »[51]: si dans ce pays, les juifs sont toujours « ailleurs », en l’occurrence en Israël, c’est peut-être parce que la France les y conduit logiquement, nécessairement, aujourd’hui, comme seule forme de leur existence en France. En effet, comme le juif positif et historique (a fortiori la nation juive) est interdit en France, alors Israël, figure externe et non judéo-française, devient la seule figure du juif possible en France… C’est parce que la « nation juive » est interdite dans la République une et indivisible que les juifs sont poussés à recourir à Israël afin d’exprimer, à travers son mythe, cette dimension. Système pervers s’il en est ! Pour exister collectivement, identitairement, dans la France une et indivisible (et la réalité semble prouver que les juifs le veulent massivement), le juif est conduit à s’identifier à un État « étranger » (aux yeux des Français) et donc à s’exposer en retour à éveiller le soupçon de la République, à provoquer l’accusation antisémite de « double allégeance ». Pour être juif en France, faut-il être ailleurs ? Hors de France ? »[52]. Ce constat de Monsieur Shmuel Trigano date de 1982. Depuis, la situation s’est singulièrement aggravée. La résurgence de la « Nation juive », d’Ancien Régime, pointe un échec important de la laïcité à la française.

L’Islam, lui, offre un cas particulier pour plusieurs raisons…

Il ne fait pas partie des religions improprement baptisées concordataires. Pour simplifier l’Islam n’a pas eu à négocier son entrée dans le moule étatico-républicain, puisque, jusque dans la première moitié du XXe siècle, le nombre de musulmans était négligeable.

Ensuite, au moment où le problème est apparu, les musulmans bénéficiaient de l’appréhension victimaire fondée sur le souvenir de la colonisation. Le statut de victime présumée, alliée à la vogue de la « diversité », a conduit certains tenants d’une laïcité pure et dure à se livrer à une série d’accommodements qui auraient été refusés durement aux chrétiens et aux juifs. La formule d’un maire résume abruptement cette mentalité: « Nous servons de la viande halal par respect pour la diversité, mais pas de poisson le vendredi par respect pour la laïcité»[53].

Enfin, la République se montre incapable de séparer très clairement l’Islam – religion – de l’islamisme – projet politique visant à établir une théocratie et à anéantir les autres religions. La distinction est pourtant simple à définir. Mais la République laïque, à cause de son infirmité constitutive qui lui interdit de définir ce qu’est une religion – Napoléon n’avait pas ces réticences – ne peut éclaircir la question.

Les musulmans, au sein de la République française, sont donc pris entre, d’un côté, une extrême suspicion injuste et, de l’autre, une complaisance souvent béate.

Le seul islamologue qui ait entrepris examiner la question de la place possible des musulmans dans la laïcité occidentale est monsieur Tariq Ramadan[54]. Pour lui, il n’existe aucun conflit entre « être musulman » et « être citoyen ». L’auteur opère une distinction entre religion et culture. Le musulman peut et, dans un sens, doit abandonner sa culture d’origine pour la culture de l’État dans lequel il vit – ce qui lui permet de s’insérer dans une société laïque, mais il doit conserver ses pratiques religieuses. Le problème est de deux ordres. D’abord, la distinction culture – religion est assez peu évidente dans l’Islam. Elle exigerait un travail approfondi pour savoir si une règle est coranique, ou simplement culturelle. La situation se complique quand on sait que les coutumes, au moins celles du temps du Prophète, sont considérées comme équivalente aux paroles coraniques. L’opposition culture – religion ne permet pas de résoudre, par exemple, la simple question du voile féminin. Ensuite, si Monsieur Ramadan pose le principe qu’un musulman occidental doit obéir aux lois de son pays, il est beaucoup plus discret sur le cas de contrariété entre cette loi et le Coran. Le problème se pose avec une acuité particulière pour l’Islam en raison de la référence à la doctrine de la parole incréée[55]. L’impossibilité de relativiser la parole coranique, car elle est parole de Dieu – alors que la doctrine du texte inspiré par Dieu, que l’on trouve dans le judaïsme et le christianisme, permet de tenir compte des évolutions historiques – bloque les tentatives d’accommodement de la règle religieuse à la laïcité. Ainsi Monsieur Ramadan ne peut que proposer un moratoire sur les lapidations, car il ne peut dire que la règle divine doit être abrogée car dépassée[56].

Le problème de la compatibilité de l’Islam avec une laïcité totalisante est donc important. Remarquons que les seuls États qui se soient efforcés d’intégrer pleinement l’Islam le font par dérogation législative, ce que les Canadiens appellent « accommodements raisonnables »[57].

Ces difficultés à faire entrer les religions dans le moule laïque de la « sphère privée » doivent nous conduire à nous interroger sur la distinction clé: vie privée – vie publique, mise en avant par la laïcité à la française. Remarquons que cette sorte de doctrine s’est développée dans un moment de faiblesse des religions. Les protestants étaient bien obligés d’accepter la faible reconnaissance de leur culte par l’Édit de Nantes ; les juifs furent amenés à accepter le statut napoléonien en échange de la nationalité ; les catholiques durent se résoudre aux lois Ferry car ils étaient devenus politiquement minoritaires. D’ailleurs, la doctrine laïque classique, celle de Ferry et de Combes, implique la disparition des religions à brève échéance, devant le triomphe de la « raison ». Un siècle après la grande séparation, les religions étant toujours présentes, il convient d’examiner la place qui leur est assignée. Observons, ce détail a son importance, que cette place est exactement la même que celle qui fut donnée, depuis les codifications napoléoniennes, à la sexualité. Les conduites sexuelles sont libres à condition de ne pas sortir de la sphère privée. Si nous acceptons les comparaisons, nous ne pouvons qu’observer un désir commun, depuis la fin du XXe siècle, de sortir du secret de la vie privée pour affirmer publiquement une appartenance. Pourquoi ce qui est considéré comme légitime pour les homosexuels serait-il interdit aux catholiques, aux juifs ou au musulmans ? Pourquoi les religions seraient-elles interdites de vie publique ?

L’idée que la religion doit être réservée à la sphère privée est en soit une absurdité. D’abord, il est impossible de distinguer clairement sphère privée et sphère publique ; historiquement, la distinction est à la fois floue et évolutive. L’utilisation constante du mot « sphère », qui n’a aucune réalité juridique, en place de vie (vie privée, vie publique) ou espace (public ou privé) qui, juridiquement, recouvrent des concepts presque clairs, n’améliore pas la compréhension de la laïcité. La religion concerne l’esprit, il est difficile d’abdiquer ses croyances, de faire fi de ses interdits, quand on franchit la porte de son domicile. C’est d’ailleurs ce que les « combistes » avaient bien vu, obligeant les catholiques à se révéler en mettant systématiquement les repas pédagogiques le vendredi et en imposant de la viande au menu. L’exigence d’abandonner ses convictions « privées » en public n’est qu’une forme d’humiliation imposée au vaincu par des vainqueurs peu magnanimes. Il serait sans doute plus digne de se poser la question: « en quoi cela dérange-t-il ? ». Il est difficile de considérer que faire maigre le vendredi dérangeait ceux qui ne le faisaient pas. Comme il est difficile d’estimer que, « physiquement », un professeur ne peut faire cours face à une élève dont les cheveux sont recouverts d’un foulard. L’idée de déterminer la frontière entre le dérangement inadmissible, causé par une pratique religieuse, et la susceptibilité maladive de certains est certainement plus fructueuse[58]. D’autant plus que le fait, pour un professeur, de ne pas tolérer la vision d’une kippa ou d’une croix ne résulte pas de la laïcité, mais de l’ultra-laïcité, du laïcisme, qui n’est qu’une opinion personnelle, qui, donc, ne devrait pas avoir de répercutions sur le fonctionnement du service public. Si l’espace public devrait être indemne de toute trace religieuse, il devrait par là même être indemne de toute expression anti-religieuse.

Le fondement juridique de ce qui est considéré généralement comme un aspect important de la laïcité française est d’ailleurs incertain. L’exclusion de la religion de l’espace public s’impose progressivement sur plusieurs siècles, mais elle procède surtout de la négation de toute priuata lex, comme nous l’avons vu pour les juifs, c’est-à-dire au refus d’une logique communautariste. Concrètement, il n’existe des textes précis qu’en matière d’enseignement. Ils découlent des lois Ferry et ne concernent que les enseignements, les enseignants et les établissements, en aucun cas les élèves. Pour le reste, le principe de laïcité a certes été introduit dans la Constitution, mais sa signification concrète est incertaine. Les grands juristes, comme Jean Rivéro, qui ont tenté, après la Constitution de 1946, de définir la laïcité soulignent surtout que, l’État étant incompétent en matière religieuse, le fait religieux cesse d’être public[59]. On est loin de ce qui fut insinué dans la suite du XXe siècle, à savoir que l’espace publique devrait être indemne de toute manifestation d’opinion religieuse. La question, qui devait se poser en France à partir de 1989 relative au port du voile musulman à l’école, est de ce point de vue exemplaire. Si beaucoup d’enseignants pensaient que le principe constitutionnel de laïcité suffisait à interdire ce vêtement, le Conseil d’État, consulté par le premier ministre Lionel Jospin, répondit que rien n’interdisait cette pratique[60]. Par contre, le port du foulard par une enseignante se serait heurté aux lois Ferry. Il fallut donc, pour satisfaire des enseignants qui auraient été traumatisés par la vue d’un foulard, faire voter un texte ajoutant une brimade que même Émile Combes n’avait pas envisagée. Depuis, la loi du 15 mars 2004 interdit tout signe religieux « ostensible » – ce qui inclut le voile musulman mais aussi la kippa, les « grandes » croix[61]. Le résultat pratique fut d’envoyer dans l’enseignement catholique les musulmanes tenant au port du foulard. Quant aux Sikhs, c’est plutôt dans l’enseignement par correspondance qu’ils se retrouvèrent. Le sort de ces derniers est d’ailleurs exemplaire des dommages collatéraux produits par le combat livré par les tenants de l’ultra-laïcité qui sur-réagissent à des revendications anodines des musulmans, tout en étant complètement incapables d’aborder la question autrement plus grave des concessions sur le contenu de l’enseignement. En ce dernier point, ce n’est pas la laïcité plus ou moins fantasmée qui est en cause, mais bel et bien le Savoir, et ce n’est pas à l’Islam que l’on fait face, mais à l’islamisme. Remarquons que la loi de 2004 ne s’applique pas à l’enseignement supérieur. Juridiquement, la solution est simple: en République, ce qui n’est pas interdit est autorisé. Pourtant, en toute illégalité, certains membres de l’enseignement supérieur entreprirent de chasser les étudiants portants des signes religieux. Les tribunaux censurent ces conduites[62], mais le problème demeure. Certaines universités se fondent maintenant sur la lutte contre la fraude aux examens pour exiger que les étudiantes musulmanes ne cachent pas leurs oreilles sur lesquelles pourraient se dissimuler des oreillettes permettant de communiquer avec l’extérieur. Comme la plupart des autres étudiantes ont les oreilles dissimulées par leurs cheveux, le contentieux est garanti et perdu d’avance.

La tentative contra legem d’imposer la loi sur les signes religieux à tout l’espace publique s’est étendue aux contentieux électoral s’agissant d’une candidate « voilée »[63] et au contentieux du travail s’agissant du personnel d’une crèche privée[64]. De la solution qui sera donnée à cette dernière affaire, dépend le point de savoir si les principes de laïcité s’introduiront dans l’espace privé, ce qui serait une nouveauté historique considérable. Dans un sens, bien qu’elle intervienne aux marges de la laïcité, la loi du 11 octobre 2010 interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public[65] participe à la même problématique.

Sur le terrain de la morale, la distinction sphère privée – sphère publique n’a aucun sens. Chaque individu a le droit de faire valoir ses conceptions de la vie dans l’espace publique. Il est d’ailleurs paradoxal de voir que c’est le législateur français qui est, en quelque sorte, allé chercher les autorités religieuses pour renforcer l’autorité des lois dites « bioéthiques ». En dehors de ce domaine particulier, le même législateur, qui a renoncé depuis la fin du XXe siècle à la distinction droit – morale, qui était le principe-maître des codifications napoléoniennes, produit une législation qui vise à dicter des principes moraux sous le couvert de la « dignité ». On assiste ainsi en 2011 à un nouveau débat sur l’opportunité d’interdire la prostitution. Progressivement, l’État prétend se faire directeur de conscience, empiétant sur le terrain qu’il avait théoriquement laissé aux religions. Si l’État devient, à travers des principes flous comme la dignité, le grand dispensateur de règles morales, il nous faut constater que la laïcité est tellement sortie de son domaine initial qu’elle est devenue religion. Cette religion ne serait pas vraiment « civile », mais se voudrait en concurrence directe avec les « anciennes religions ». Dire, comme l’a fait le Président Nicolas Sarkozy: « dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance »[66]résulte d’une conception classique de l’articulation entre l’État et les religions. Dans un sens, elle correspond à l’optique proclamée de Jules Ferry qui garantissait que la morale dispensée par l’instituteur se bornerait à l’enseignement des valeurs communes admises par tous. Si la phrase du Président a provoqué une petite agitation improprement baptisée scandale, c’est que, pour parler abruptement, certains tenants de la laïcité n’admettent plus la concurrence normative: le bien et le mal, sous couvert de dignité, doivent être proclamés par la bien-pensance laïque qui, sans trop s’en rendre compte, se transforme en religion totalitaire.

La laïcité française se sent singulièrement à l’étroit dans la sphère publique.

 

 

III. – Modes

 

La réalisatrice Cristina Comencini, qui n’a pas la réputation d’être illettrée, a pu dire, en français: « Je suis laïque mais j’ai gardé quelque part en moi cette idée d’un rapport direct à Dieu »[67]. Or il se trouve que cette phrase, si nous nous en tenons au sens traditionnel du substantif laïc ou de l’adjectif laïque, n’a aucun sens, à moins de vouloir indiquer que la cinéaste n’est point nonne.

Nous pourrions nous attendre à une approche plus fructueuse et surtout plus précise de la part du professeur de philosophie, député européen, Vincent Peillon. Celui-ci, en réplique aux propos du Président Sarkozy, jugés hérétiques, entend rappeler aux militants du parti socialiste ce qu’est la vraie laïcité. La laïcité n’est pas la tolérance, il y a des maisons pour cela dit le député européen reprenant la plaisanterie qu’il attribue faussement à Clémenceau – elle est d’André Gide – mais quelque chose qui « demande » le socialisme [sic][68]. Outre le mépris souverain pour l’idée de tolérance religieuse exprimé par Monsieur Peillon, remarquons l’incapacité de l’orateur à définir la laïcité alors que sa démarche est de signifier que le Président de la République n’a pas compris le concept[69].

Plus sérieusement, mais finalement dans un même esprit, Monsieur Henri Peňa-Ruiz, autoproclamé « philosophe de la laïcité », définit la laïcité (à la française) comme une « possibilité fondamentale de vie publique » qui ne constitue pas une option spirituelle particulière[70]. Mais il ajoute que « la laïcité vise l’émancipation intellectuelle autant que juridique [sic], elle entend fonder la puissance positive du jugement, du choix des valeurs, qui orienteront l’action ». C’est dire que la laïcité est une doctrine, que l’auteur juge supérieure aux autres. Henri Peňa-Ruiz peut constamment défendre la théorie de la sphère privée et de la sphère publique ; il indique très clairement que, dans sa conception, il s’agit d’agir sur les esprits et non de respecter les diverses croyances. L’esprit des enfants des écoles publiques serait donc intégré à la sphère au même qualificatif ? Le problème que pose cette définition est la révélation qu’un philosophe de la laïcité, au début du XXIe siècle, ne peut raisonner qu’en termes de combat, d’ailleurs plus âpre que ce que proclamait Ferry, au moins dans sa « lettre au instituteurs ». Pour le reste, Peňa-Ruiz se situe dans la ligne du Ferry plus secret: la laïcité touche à la lutte contre une pensée inférieure. Certes, le principal adversaire est maintenant l’Islam et le combat se fait plus défensif. Le fait que la laïcité ne soit pas réservée à la lutte contre le catholicisme est affirmé, Taslima Nasreen est mentionnée, mais il est nié, avec une certaine indignation, que la laïcité puisse avoir une origine chrétienne - comme les droits de l’homme qui seraient grecs. Ces postures théologiques servent à proclamer que la laïcité ne saurait être renégociée sans cesse au gré des fluctuations du paysage religieux et des rapports de force qui les sous-tendent. L’explication d’une telle lecture « coranique » de la laïcité, d’ailleurs complètement anti-démocratique, n’est pas donnée. La laïcité relèverait-elle de la parole incréée ? Le terme de « laïcisme » employé par Philippe Nemo[71] serait plus juste pour désigner cette pensée qui se pose en vérité intouchable et qui veut concurrencer et éliminer les religions selon la tradition initiée par Edgard Quinet.

Le sens du mot se dérobe donc, et l’ambiguïté constitutive et voulue n’est pas levée. Quel rapport existe-t-il entre le sens du mot laïcité, employé par le Pape Benoît XVI faisant référence à Saint Mathieu, et la signification du même terme chez Jean-Luc Mélanchon qui y voit un combat contre toute forme de spiritualité ? La confusion est d’autant plus grande que la laïcité est un principe constitutionnel, et que s’en réclamer donne une force particulière à un discours. Encore faudrait-il pouvoir donner un sens au mot. Ce que la laïcité à la française apporte de plus que la laïcité « simple », qui implique seulement la neutralité religieuse de l’État, relève du non-dit. « Certains mots non seulement sont incapables de signifier ce qu’ils veulent dire, mais même ils proclament involontairement tout le contraire de ce qu’ils énoncent. »[72] En France, la notion de laïcité déborde aussi largement, de manière discrète, de l’univers juridique. Les propos précédents en sont l’illustration: la Constitution, et nous l’avons vu, ne peut faire référence qu’à la laïcité juridique qui concerne, schématiquement, la liberté religieuse, la neutralité religieuse du service public, et la séparation de l’Église et de l’État. Elle respecte donc le principe d’égalité. La laïcité, telle que la définissent les philosophes de la laïcité, semble une doctrine qui pose la supériorité de l’athéisme « rationnel » sur l’ensemble des religions jugées « obscurantistes ». Elle pose donc la supériorité d’une école de pensée sur d’autres. Elle proclame, pour reprendre la formule de Levinas, « l’impuissance radicale de sortir du monde »[73]. En cela, elle est contraire à l’égalité, autre principe constitutionnel. Elle ne peut être qu’une opinion personnelle parfaitement admissible, mais normalement irrecevable comme fondement d’un enseignement public républicain. Le problème serait secondaire si ne s’opérait pas constamment un glissement du signifié sous le signifiant. Juridiquement, la laïcité ne peut pas signifier, comme l’indique Peňa-Ruiz, l’affirmation d’une supériorité de la critique des religions sur les religions elles-mêmes. Cela reviendrait à imposer une pensée officielle aux citoyens en matière religieuse, donc admettre que la laïcité, dans son essence, est en contradiction avec elle-même. La laïcité constitutionnelle ne veut point dire que la religion d’État de la France est le laïcisme maçonnique athée. Malheureusement, ces deux dimensions de la laïcité sont souvent dans la pratique confondues, principalement dans l’enseignement.

Toujours est-il que la dimension plus ou moins cachée de la laïcité française, celle qui vise à dévaloriser toute pensée religieuse, n’est pas sans conséquence. Il est assez inhabituel d’aborder la question des relations entre culture et laïcité. Pourtant, selon nous, c’est un aspect majeur de la question.

La tentation de l’amputation historique de la culture est importante en Europe. Paradoxalement, en Asie, l’une des plus violentes révolutions ne l’a point engendrée: il existe un continuum de la culture chinoise dont personne n’aurait l’idée de placer l’origine à Mao Tsé Dung. En Allemagne, pour de bonnes raisons – entraînant de mauvaises habitudes – l’histoire vulgaire a tendance à prendre la fin de la seconde guerre mondiale comme point de départ. La mode n’est plus à l’évocation de l’Allemagne éternelle – symbolisée par l’empereur Frédéric Barberousse – endormie attendant le retour d’un grand empire allemand dans sa caverne de Kyffhäuser en Thuringe. La laïcité française, dans son impérialisme, a conduit à remodeler a minima le champ de l’identité française. Pourtant, les Français eussent pu se souvenir du rappel à l’ordre[74] adressé aux intégristes de la République par l’authentique Républicain que fut Marc Bloch: la France ne commence pas en 1789 ; le sacre de Reims, comme les fêtes de la Fédération de 1790 – à l’origine, on l’oublie, de la fête nationale française – devrait émouvoir tout Français. La leçon de Marc Bloch n’a pas été comprise par ceux qui ne veulent regarder en-deçà de 1905. L’opposition, au nom de la laïcité, à la mention des racines chrétiennes de l’Europe[75], dans ce qui devait être la Constitution européenne, est une aberration[76]. Pourquoi vouloir anéantir plus de mille ans d’histoire en se fondant sur un principe du début du XXe siècle ? Faudrait-il dynamiter la Sainte Chapelle qui domine le Palais de justice de Paris, siège de la Cour de Cassation, comme le firent les talibans avec les deux bouddhas sculptés de Bamiyan ? La campagne de France, comme les villes de plus d’un siècle, regorgent de signes chrétiens. Réduire ces lieux à une clandestinité intellectuelle, outre l’absurdité que cela représente, conduit à un affaiblissement culturel considérable de la France. On comprend le tumulte assourdissant que produit la simple idée d’un débat sur l’identité française. Celle-ci, amputée des neuf dixièmes de son contenu, est si mal en point qu’il n’en vaut mieux point parler.

Dans l’enseignement de l’histoire, la laïcité « à la française » s’est très largement écartée de l’objectif d’analyse critique qu’elle s’était fixé. Il est vrai que toute dialectique implique la confrontation d’un pro et d’un contra, et que l’analyse est difficile quand, arbitrairement, l’un des deux termes disparaît. Cette réécriture de l’histoire est parfaitement illustrée par les propos du sénateur Jean-Luc Mélanchon qui a pu proclamer sur des ondes nationales, sans la moindre contradiction[77]: «De la bataille de Poitiers jusqu’à la Révolution, la France a connu une période d’obscurantisme chrétien pendant laquelle les moines écrivaient n’importe quoi». Cette reconstruction caricaturale n’est pas isolée. Les interrogations de culture générale opérées sur des étudiants correspondent très exactement à ce schéma. Devant un texte de Saint Thomas sur la justice, texte parfaitement « laïque » (il n’y est question ni de Dieu, ni de l’Église, ni de foi), un candidat peut dire, sans d’ailleurs trop choquer le jury: «Saint Thomas est ridicule, il veut tout ramener à sa religion». Chez beaucoup d’enseignants, le programme d’études critiques s’est transformé en lavage de cerveau. On peut ainsi apprendre que le seul but des croisades était le pillage de Venise et de Byzance, et que d’ailleurs les « Arabes » ont toujours été chez eux en Palestine – ce qui règle du même coup le problème des juifs. Il est important de nier toute spiritualité à l’entreprise ; si elle a pu aboutir à un pillage, c’est que le pillage en était le but. Il n’est évidemment pas question d’expliquer la complexité historico-religieuse de Jérusalem qui aurait pourtant l’avantage d’aider à comprendre une situation conflictuelle actuelle, ce qui, en principe, est l’un des buts de l’histoire. Mais il est plus facile de présenter la chose comme un conflit d’idiots qui se battent pour un mur. Cette analyse « marxiste pauvre » est fort répandue au nom de la laïcité. Les inexactitudes orientées aussi, par exemple la confusion entre l’Inquisition française pontificale et l’Inquisition espagnole royale, qui intervint deux siècles plus tard, sont trop nombreuses pour être relevées.

Encore une fois, il n’est pas question de mettre globalement en cause l’enseignement secondaire. Je ne fais que constater les résultats d’après les discours des étudiants qui me sont confiés. Il me paraît assez clair que, pour beaucoup d’enseignants, laïcité veut dire, non pas analyse critique de l’ensemble de l’histoire, y compris de celle de l’Église, mais dénigrement absolu de l’Église catholique, l’Islam et le protestantisme trouvant grâce aux yeux de certains. Le plus grave n’est pas dans cette haine, mais dans le fait qu’elle interdit la compréhension de périodes et de problèmes capitaux. Avec de pareils présupposés, on ne comprendre le Moyen Age, le XVIe siècle, l’histoire de l’Irlande, la construction européenne, le problème des chrétiens orientaux[78] – ces derniers étant sérieusement présentés comme des survivants des croisades, abomination historique mollement dénoncée par ceux qui pourraient le faire.

Nous pourrions dire la même chose en ce qui concerne la musique. Il est difficile d’apprécier la Messe en si quand on a été persuadé qu’une messe est chose ridicule. Un blocage concernant toute une partie de la musique classique explique que la musique romantique soit privilégiée dans le faible enseignement musical français. Quant au reste, à la peinture notamment qui peut rarement s’appréhender sans un rapport au sacré, les dégâts d’un certain enseignement sont considérables.

La négation de toute spiritualité est la clé secrète de cette pensée prétendue laïque[79]. Nous ne voulons pas signifier que seul un croyant peut appréhender certains éléments essentiels (au sens fort) de la culture. Nous voulons dire que la laïcité à la française, qui trop souvent conduit à tourner en ridicule toute forme de spiritualité, interdit l’empathie nécessaire à la compréhension de certaines œuvres. La beauté du Et resurrexit de la Messe en si peut être appréhendée par un athée, mais difficilement admirée par quelqu’un qui trouve ridicule toute spiritualité. Il en va de même pour une cathédrale. Admirer son architecture sans appréhender le rapport entre elle et la destination de l’édifice ne conduit qu’à une satisfaction esthétique inférieure. Une cathédrale n’est pas belle comme un four à micro-ondes au design impeccable. La laïcité à la française n’est qu’une des formes de la pensée utilitariste bourgeoise fondant la déculturation actuelle[80].

Au prix d’une réduction du champ culturel, la laïcité offre-t-elle un socle à la République qui lui éviterait les abominations. Il est courant d’entendre que nous sommes ainsi préservés des bûchers de l’Inquisition, des massacres des Indiens, et éventuellement de la contamination par le virus HIV. Malheureusement, les chemins de la raison et donc du progrès conduisent quelquefois en des lieux qui ressemblent étrangement à l’enfer. L’« Aufklärung » eut pour but de libérer les hommes des peurs magiques et de rendre la terre éclairée[81]. Mais la Raison peut « se comporter à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes »[82]. C’est au nom de cette libération des hommes des archaïsmes du passé, que se sont opérés les deux plus grands génocides du XXe siècle, celui des nazis et celui des communistes. La libre critique des lois, des dogmes et des cultures religieuses, fondement de la laïcité « à la française », ne fut pas capable d’assurer un socle solide à la République. Certains historiens, je pense surtout à Monsieur Simon Epstein[83], ce sont étonnés du nombre très important de radicaux et de socialistes ayant formé l’entourage « païen », plus ou moins pronazi, du très catholique maréchal Pétain. Ce qui a été appréhendé comme « un paradoxe français » est généralement expliqué par une dérive du pacifisme. Sans contester cette explication, nous pouvons observer que ces collaborateurs, issus des partis les plus intensément laïques de la IIIe République, ont pu être entraînés par leurs idées en des directions maudites. Si des dreyfusards ont pu terminer leur carrière politique à Vichy, ce n’est pas nécessairement au prix de l’abandon complet de leurs convictions. Dreyfus était un juif transparent, laïque, avant tout militaire, parfait exemple de l’assimilation rêvée par Napoléon. L’antisémitisme de Vichy est aussi, dans un sens, laïque: ce que le régime de la révolution nationale reproche aux juifs, c’est d’être trop présent dans l’espace public en tant que juif. Le premier statut des juifs de Vichy, pour les professions libérales, adopte une politique de quotas, et non d’interdictions. Cela expliquerait qu’au prix d’un aveuglement stupéfiant, certains, comme Maurice Duverger ou Bertrand de Jouvenel aient pu de pas être choqués. Mais d’autres iront encore plus loin ; la rafle du Vélodrome d’hiver fut organisée par René Bousquet, très proche des radicaux et probablement maçon. Pierre Laval, lui, membre jaurésien de la SFIO, avocat de la CGT, fit la plus grande partie de sa carrière politique parmi les plus sévères défenseurs de la laïcité.

La laïcité ne garantit pas contre l’horreur, comme les religions d’ailleurs, nous en sommes bien d’accord.

La laïcité, telle qu’elle se décline en France, correspond à un temps historique, qui coïncide avec celui de la bourgeoisie, dont elle a facilité hautement la démarche. Ce processus fut bien appréhendé par Marx[84]. L’inventeur théorique de la laïcité, Jules Ferry, était très proche de la haute bourgeoisie industrielle, longtemps orléaniste. Cette laïcité correspond presque exactement à la fin de la ruralité majoritaire. Plus qu’un triomphe des lumières, elle est, à un moment de l’histoire, une nécessité du temps. Elle est libérale – elle libère le champ public de toute contrainte morale, et, niant toute spiritualité, elle laisse place libre au marché, et ne peut que subir actuellement les conséquences du discrédit du libéralisme. Le besoin de morale qui accompagne les doutes sur la bienfaisance absolue de la liberté prend une société purement laïque à contrepied. Ni l’État, ni le juge, ne sont des autorités morales, et le concept fourre-tout de « dignité », en fait morale de substitution, est bien faible, à la fois mince et pesant.

L’échec de l’école, après ce premier succès fulgurant, sa désagrégation culturelle, alors que les fondateurs de la laïcité y voyaient une clé de voûte d’une nouvelle culture, est un signe important de crise. L’incohérence devant la pression de l’Islam pointe aussi la faiblesse d’un concept forgé uniquement pour combattre l’Église catholique. Cette question a d’ailleurs amené la désagrégation de l’extrême gauche, traditionnellement ultra-laïque, une partie rejoignant l’extrême droite sur des positions jugées racistes par certains ; une autre partie adoptant des positions « islamisantes », proche du Hamas.

La faiblesse intellectuelle de la laïcité, qui n’a jamais inventé la moindre valeur, à part elle-même, mais s’est contenté d’en séculariser un bon nombre, pose un problème face à l’offensive sociale et politique de religions pratiquant le prosélytisme. Une République laïque peut-elle défendre une culture à laquelle elle ne croit que modérément ?

Le débat, non sur l’existence de la laïcité, mais sur sa signification réelle dans la République, devrait être réouvert. Le défi actuel semble, au terme d’une histoire relativement courte, de trouver un sens à la laïcité. Malheureusement, la réalisation de cette nécessité paraît impossible à certains. Parler de laïcité positive en France, comme de laïcité ouverte au Canada, déclenche des anathèmes. Pourtant, il faudra bien un jour tenter de séparer la laïcité juridique, qui n’est qu’une déclinaison de l’égalité, de la laïcité philosophique, du « laïcisme », qui est une doctrine reposant sur la critique obligée du fait religieux et de la culture religieuse, et qui par essence rompt l’égalité.

 

 



 

[I contributi della sezione “Memorie” sono stati oggetto di valutazione da parte dei promotori e del Comitato scientifico del Colloquio internazionale, d’intesa con la direzione di Diritto @ Storia].

 

[Colloquio internazionale La laicità nella costruzione dell’Europa. Dualità del potere e neutralità religiosa, svoltosi in Bari il 4-5 novembre 2010 per iniziativa della Facoltà di Giurisprudenza dell’Università di Bari “Aldo Moro”, del Centre d’études internationales sur la romanité Université de La Rochelle e dell’Unità di ricerca “Giorgio La Pira” CNR – Università di Roma “La Sapienza”].

 

[1] Le concept de laïcité est tellement peu clair que, très tardivement, en 2011, le ministère de l’Intérieur fera rédiger un recueil de textes (législatifs et réglementaires) et de jurisprudence permettant de faire le point sur la question. Cet ouvrage, rapidement baptisé par la presse « Code de la laïcité » comporte 500 pages (Laïcité et liberté religieuse, Paris, Les Éditions des journaux officiels, 2011).

 

[2] «La laïcité est une valeur fondatrice et un principe essentiel de la République», B. Stasi, Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Laïcité et République, Paris, La Documentation française, 2004.

 

[3] En France, il s’agit d’étudiants ayant au moins trois années d’études supérieures ; je ne parle d’ailleurs ici que d’étudiants en droit.

 

[4] Peu d’étudiants, pourtant confirmés, se révèlent capables de donner une définition acceptable de la laïcité à la française, c’est-à-dire de mettre en évidence la dimension privée de la religion (10%). Outre la confusion mentionnée avec l’irréligion, la majorité des personnes interrogées se borne à y voir uniquement la liberté religieuse (12%) ou la séparation de l’Église et de l’État (10%). Cette étude n’a pas de prétention scientifique, elle repose sur un effectif d’environ soixante dix étudiants, mais elle me semble avoir une bonne valeur indicative car elle confirme mon expérience d’interrogateur.

 

[5] A. Abecassis, Il était une fois le Judaïsme, Presse de la Renaissance, Paris, 2011, 9.

 

[6] Discours du Pape Benoît XVI à l’Élysée, 12 septembre 2008, « De nombreuses personnes en France se sont arrêtées pour réfléchir sur les rapports de l’Église et de l’État. Sur le problème des relations entre la sphère politique et la sphère religieuse, le Christ même avait déjà offert le principe d’une juste solution lorsqu’il répondit à une question qu’on lui posait: Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Mc 12, 17). L’Église en France jouit actuellement d’un régime de liberté. La méfiance du passé s’est transformée peu à peu en un dialogue serein et positif, qui se consolide toujours plus».

 

[7] Discours du Pape Benoît XVI au Collège des Bernardins à Paris, 12 septembre 2008: « Une culture purement positiviste, qui renverrait dans le domaine subjectif, comme non scientifique, la question concernant Dieu, serait la capitulation de la raison, le renoncement à ses possibilités les plus élevées et donc un échec de l’humanisme, dont les conséquences ne pourraient être que graves. Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable».

 

[8] Entretien avec Régis Debray, in revue L’Histoire no 155, mai 1992, 43.

 

[9] G. de Scudéry, Discours politiques des Rois, 1647, (cité dans P. Legendre, Jouir du pouvoir, Paris, 1976) « Si Dieu se nomme un Dieu caché, les rois, qui sont ses images vivantes, le sont aussi bien que lui ; et comme quelques Israélites disaient autrefois: nous avons vu Dieu, nous mourrons, il n’est guère moins dangereux de vouloir voir le fond de la pensée des Souverains».

 

[10] J.-B. Bossuet, La politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, composée de 1670 à 1679 (dans les Œuvres, éd. F. Lachat, Paris, 1864, volume XXIII, 533-537).

 

[11] R. Clément, La condition des juifs de l’Ancien Régime, H. Jouve, 1903, 286 p. (numérisé Google).

 

[12] R. Bellah, R. Neely, « Civil Religion in America », Journal of the American Academy of Arts and Sciences, 1996.

 

[13] Pour l’application de ce principe à Malte, voir la contribution d’Anne-Marie Mésa qui prouve que la soumission à l’Eglise catholique était très éloignée des vues de Bonaparte.

 

[14] J. Leflon, « Concordat de 1801 », in Encyclopediae Universalis no 6, 312-316.

 

[15] La suppression du divorce sera la seule concession religieuse faite aux ultras royalistes par Louis XVIII, qui était un modéré. Le clergé, domestiqué par Napoléon, ne la demandait pas. Charles X, beaucoup plus favorable à un véritable retour à l’Ancien Régime entreprendra de réintroduire la religion dans le droit, avec notamment la loi sur le sacrilège.

 

[16] C’est le cas du sacrilège, du blasphème, de l’homosexualité, de l’inceste. Ces bouleversements datent souvent du code pénal de 1791 et sont confirmés dans les codifications napoléoniennes.

 

[17] R.-P. Lecanuet, Les signes avant-coureurs de la Séparation. Les dernières années de Léon XIII et l’avènement de Pie X, Coll. L’Eglise de France sous la Troisième République, Paris, Librairie Félix Alcan, 1930 ; A. Leroy-Beaulieu, « La papauté et la démocratie », in la Revue des deux mondes, 18 décembre 1891, 744-750.

 

[18] La pensée d’Edgard Quinet, franc-maçon du Grand Orient, est souvent utilisée, jusqu’à nos jours par les laïcistes. Elle est d’une violence étonnante à l’égard du catholicisme proposant d’éradiquer tous les vestiges de la chrétienté, et allant parfois aux limites de ce que nous qualifierions aujourd’hui d’incitation au génocide (notamment par l’utilisation récurrente du verbe « exterminer » à propos des catholiques et la référence laudative aux meurtres des prêtres commis par la Révolution française) Voir principalement: Le Christianisme et la Révolution française, Comon, Paris, 1845. Sur le laïcisme d’Edgard Quinet, voir la conférence de P. Némo: http://video.google.com/videoplay?docid=-338244856138007558&ei=2sneSZfQK4XK-AahoezGCw&q=%22philippe+nemo%22 

 

[19] Les accusations récurrentes de « relativisme philosophique » connurent leur aboutissement avec l’encyclique Humanum Genus de Léon XIII (1884).

 

[20] Cas de Jean Jaurès, dans un premier temps. L’antisémitisme ouvriériste est un phénomène peu étudié.

 

[21] Cl. Nicolet, La République en France. État des lieux, Paris, éd. du Seuil, 1992, 68.

 

[22] L’irréligion de l’époque s’appuyant, se confondant même souvent, avec l’anticléricalisme, seul le catholicisme semble visé, le protestantisme et le judaïsme étant curieusement absents des débats. Il est vrai que seul le catholicisme est fortement présent dans l’enseignement et seule la religion catholique pose des problèmes de statut des lieux de cultes. Les synagogues et les temples sont des propriétés privées, contrairement aux églises et cathédrales. Cette assimilation abusive, entre laïcité et détestation de l’Église catholique, conduira d’ailleurs, bien plus tard, certains laïcs ultra (en fait l’extrême gauche) à se trouver des affinités avec les Frères musulmans et le Hamas. Paradoxe étonnant qui montre le poids de l’histoire. Pour certains, la laïcité ne s’opposent qu’aux catholiques.

 

[23] Ce qui posera dans la suite des événements des problèmes d’égalité – les catholiques, contrairement aux juifs, n’ayant pas à s’absenter les jours de fête religieuse. Remarquons que, dans certaines communes, les sapins de Noël municipaux font l’objet de polémiques. Remarquons aussi que l’Éducation nationale s’efforce de laïciser le calendrier en nommant par exemple « vacances d’hiver » les anciennes vacances de Noël.

 

[24] Le débat au sein du camp républicain est pollué par la lutte entre les Opportunistes (Ferry) et les Radicaux sur fond d’affaire Dreyfus. Comme la différence politique entre les deux camps est assez mince, les polémiques sur les degrés d’anticléricalisme souhaitable serviront de clivage d’ailleurs incertains. Le radical Clémenceau apparaît souvent beaucoup plus modéré que l’opportuniste Ferry. Au sein des radicaux, il existe un fossé entre les positions de Waldeck-Rousseau ou de Paul Doumer ou même de Briand, d’une part, et celle de Combes, d’autre part. Le débat sur la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État usera beaucoup cette troisième République qui négligera pendant longtemps la question sociale. L’Allemagne de Bismarck est très en avance sur la France sur cette question.

 

[25] «Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder [...]: c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. [...] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. [...] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. [...] Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation». Discours de Jules Ferry du 28 Juillet 1885, voir G. Manceron, 1885: le tournant colonial de la République, Paris, La Découverte, 2007, 166 p. Clémenceau, à l’issue du discours, critiquera vertement Ferry: « Combien de crimes atroces, effroyables, ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui: de l’alcool, de l’opium qu’il répand, qu’il impose s’il lui plaît. Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l’Homme ! ». Cette politique de Ferry, ici plutôt exposée pour l’Asie où la France vient de connaître la défaite de Lang-Son, (28 mars 1885), fera dire à des musulmans: «La laïcité est l’arme des nouveaux croisés». Voir P.-J. Luizard, Le choc colonial de l’Islam, La Découverte, Paris, 2006.

 

[26] Voir P.-J. Luizard, La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie, La Découverte, Paris, 2006.

 

[27] Le décret Crémieux est antérieur aux lois laïques. Il est intervenu en 1870 et accorde la nationalité française aux seuls juifs d’Algérie. Les « indigènes musulmans » ont simplement la possibilité de demander la naturalisation. Les républicains laïques ne trouveront rien à redire à cette cuisine religio-coloniale. Le gouvernement de Vichy, lui, abrogera le décret Crémieux, retirant par là-même la nationalité française aux juifs algériens. Ces derniers redeviendront français en 1943. Les historiens considèrent généralement que le décret Crémieux a exacerbé l’antisémitisme musulman. Voir G. Dermenjian, La crise anti-juive oranaise (1895-1905), L’antisémitisme dans l’Algérie coloniale, L’Harmattan, 1986.

 

[28] M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974 (pour la traduction française d’E. Kaufholz); New-York, 1944, 55 sq. (pour le texte original).

 

[29] Scandale révélateur: Emile Combes avait chargé les loges du Grand-Orient d’espionner les officiers afin de connaître leurs opinions religieuses (en fait, s’ils allaient ou non à la messe), ce qui permettait de contrôler étroitement les promotions des militaires. Voir B. Besnier, L’affaire des fiches: un système d’État (1900-1914), La Roche-sur-Yon: Master I d’histoire, 2005. En ligne: http://bu.ices.fr/cgi-bin/koha/opac-ISBDdetail.pl?biblionumber=63329

 

[30] Sur les multiples humiliations subies par les catholiques dans l’enseignement au début du XXe siècle, voir la contribution de Ph. Sturmel.

 

[31] Inventaire des biens d’Église exigé par la loi de 1905 avec, au besoin, ouverture des tabernacles par la force publique, ce qui provoqua des émeutes mortelles dans des régions à forte tradition catholique comme la Bretagne et la Vendée.

 

[32] Clémenceau, anticlérical notoire mais homme d’État authentique, aura, dans sa fonction de ministre de l’Intérieur, l’intelligence d’ordonner aux préfets de suspendre l’utilisation de la force dans les opérations d’inventaire (mars 1906). Il faut dire que, à l’arrivée de Clémenceau au ministère, la majorité des inventaires des lieux de cultes avaient été réalisé. Dans le même temps, Aristide Briand insistait sur le caractère non antireligieux de la loi de 1905 (discours du 9 novembre 1906).

 

[33] Paul Doumer, assassiné en 1932, radical anticlérical et franc-maçon, eut des obsèques à Notre-Dame de Paris. Le général de Gaulle, qui avait d’ailleurs souhaité des obsèques religieuses privées, bénéficia cependant d’une cérémonie à Notre-Dame, en présence des chefs d’État étrangers, mais sans le corps du défunt qui avait été inhumé précédemment dans son village. La cérémonie à Notre-Dame semble presque incontournable.

 

[34] L’auteur de ses lignes peut témoigner du traitement infligé aux élèves catholiques de l’école, puis du lycée, public, dans les années 1955 où la laïcité était considérée comme apaisée. Toute bêtise appelait un « Quand on croit que tous les animaux ont pu tenir sur l’arche de Noé, on ne peut comprendre… » sans appel. Certains de ces instituteurs furent pourtant des maîtres remarquables. Mais leurs engagements laïcs les conduisaient, au nom de leur fameuse « raison », à des démonstrations honteuses de sadisme. Leur inculture en matière religieuse était d’ailleurs stupéfiante. Pour eux, le catholicisme se résumait à l’arche de Noé, puis, quelques années plus tard, à la virginité de Marie allégrement confondue avec l’Immaculée Conception. Plus récemment – l’Islam, au mois sunnite, ayant moins la fascination du martyr que le catholicisme – les instituteurs qui, dans la lignée de leurs ancêtres précités, entreprirent de se moquer de leurs élèves musulmans en traitant le Prophète de pédophile, eurent à le regretter. Ils connaissaient au moins l’âge des femmes du Prophète Mohamed, mais ignoraient la logique du mariage en Arabie à cette époque. En tout cas, on ne peut que trembler à l’idée du traitement que subirent les élèves catholiques des « hussards de la République ».

 

[35] J.-L. Mélanchon, Laïcité, Réplique au discours de Nicolas Sarkozy, Chanoine de Latran, Café république – Bruno Leprince, Paris, 2008.

 

[36] Il faut entendre par « régime concordataire » le régime découlant non seulement du Concordat de 1801, mais aussi des articles organiques et des décrets napoléoniens organisant les cultes protestants et juifs. Il est à remarquer que les rabbins sont actuellement rémunérés par l’État, ce qui n’était pas prévu dans les statuts napoléoniens.

 

[37] Si nous retenons une définition large, la seule entorse à la laïcité résulterait de la nomination des évêques par le Président de la République et le ministre de l’Intérieur.

 

[38] Cf. par exemple le cas du Land de Brandebourg. La reconnaissance par un État du statut de « corporation de droit public » entraîne le droit de (faire) prélever l’impôt.

 

[39] C’est d’ailleurs aussi le cas de la cathédrale d’Évry, toujours d’après des rumeurs non formellement confirmées.

 

[40] N. Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Cerf, Paris, 2004, 124. Voir la réaction violente du sénateur Mélanchon. Cf. J.-L. Mélanchon, Laïcité, op. cit.

 

[41] Voir réponse ministérielle no 65130, du 2 mars 2010.

 

[42] Un statut personnel dérogatoire au code civil était réservé aux musulmans (sauf à ceux qui y renonçaient). Ce statut impliquait la soumission à un droit musulman altéré par le respect des coutumes matrilinéaires et par certaine exigence française. La polygamie fut officiellement abolie fort récemment, sans grand résultat concret. Ces musulmans statutaires étaient jugés par des cadis fonctionnaires français.

 

[43] Sur le problème général de la départementalisation de Mayotte, cf. P.-F. Jourdier, « Mayotte: un Lampedusa français », L’Afrique Réelle, no 15, mars 2011 (lettre internet).

 

[44] L’Afrique Réelle, no 15, op. cit.

 

[45] Les Six livres de la République sont publiés en 1576. Bien que partisan d’une monarchie tempérée, l’auteur expose une théorie de la souveraineté totale, en réaction contre la féodalité, qui conduit à la monarchie absolue.

 

[46] P. Joxe, L’Édit de Nantes, réflexions pour un pluralisme religieux, Pluriel, Paris, 2004.

 

[47] « Grand Sanhédrin » convoqué par Napoléon en 1807.

 

[48] Sur cette question, voir J.-M. Chouraqui, « De l’émancipation des juifs à l’émancipation du judaïsme: Le regard des Rabbins français du XIXe siècle » in P. Birnabaum (sous la direction de), Histoire politique des juifs de France, Presse de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1990, 313 p.

 

[49] S. Trigano, Le judaïsme et l’esprit du monde, Grasset, Paris, 2011, 1057 p.

 

[50] « Un peuple sûr de lui et dominateur ». Le malaise est accentué par le fait que la référence au mot « peuple » n’est pas clairement explicitée, et l’ambiguïté semble parfaitement volontaire. « Peuple » peut désigner l’État d’Israël, comme il peut faire référence aux juifs dans leur ensemble.

 

[51] « Il y a une tragique méprise pour certains à prendre au sérieux ce « sionisme » fantasmatique et à croire qu’il doit conduire à l’alya, à faire même des efforts en ce sens » S. Trigano, La République et les juifs après Copernic, Les Presses d’aujourd’hui, Paris, 1982, 177.

 

[52] S. Trigano, La République et les juifs, op. cit., 178.

 

[53] Phrase attribuée au sénateur R. Rie. Voir Causeur.fr, 12 avril 2011.

 

[54] Monsieur Ramadan fait l’objet de vives controverses. Un double langage lui est reproché. Nous n’avons pas ici à aborder ce problème. Nous retenons l’analyse contenue dans Les Musulmans dans la laïcité: Responsabilités et droits des Musulmans dans les sociétés occidentales, éd. Tawhid, 1994, 217 p. Sur le point de savoir si l’auteur est un extrémiste caché, on peut consulter l’ouvrage polémique: C. Fourest, Frère Tariq. Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan, Grasset & Fasquelle, 2004, 450 p. Et plus scientifiquement: P.-A. Taguieff, La Judéophobie des modernes, Paris, Odile Jacob, 2008, 416 à 424.

 

[55] Le fait que, dans l’Islam, les Mutazilite fassent référence à la parole créée ne change en fait rien: « Quand les Mutazilites disent que le Coran est parole créée, ils ne veulent pas dire (comme le croient un certain nombre de non-musulmans aujourd’hui) que le Coran est un propos créé par Muhammad ; ils divergent de l’orthodoxie sunnite quant à savoir si cette Parole, Dieu l’a dite directement à Gabriel qui l’a entendue être prononcée par Dieu Lui-même, ou bien si Dieu a créé dans un réceptacle cette parole exprimant ce qu’Il voulait dire. Mais ils ont bien comme croyance que le Coran est la Parole de Dieu et non celle de Muhammad ». Voir ANAS, La Maison de l’Islam (http://www.maison-islam.com ).

 

[56] Ce que précisément avait fait Jésus Christ semblant prendre ses distances par rapport à la loi de Moïse (Jean 8, 1-11).

 

[57] P. Bossuet, Réflexions sur la portée et les limites de l’obligation d’accommodation raisonnable en matière religieuse, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Québec, 2005.

 

[58] C’était, dans les grandes lignes, la position du Conseil d’État: les absences pour motifs religieux sont tolérables et compatibles avec la laïcité si elles ne désorganisent pas le service public, le port du foulard est possible sauf prosélytisme.

 

[59] J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », in Dalloz, chronique no 33, 1949, 137-140.

 

[60] Avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989: « dans les établissements scolaires, le port par des élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté. »

 

[61] La Cour européenne a rejeté les requêtes contre la France à ce sujet:

CEDH 30 juin 2009, Aktas c. France, n° 43563/08

CEDH 30 juin 2009, Bayrak c. France, n° 14308/08

CEDH 30 juin 2009, Gamaleddyn c. France, n° 18527/08

CEDH 30 juin 2009, Ghazal c. France, n° 29134/08

CEDH 30 juin 2009, J. Singh c. France, n° 25463/08

CEDH 30 juin 2009, R. Singh c. France, n° 27561/08

 

[62] Paris 8 juin 2010, no 08/08286: «Se rend coupable du délit de discrimination religieuse, prévu et réprimé par les articles 225-1 et 225-2 du code pénal, celui qui refuse l’accès d’une personne à un établissement d’enseignement supérieur en raison du port, par cette dernière, d’un insigne révélant son appartenance à la religion musulmane».

 

[63] TA Marseille, 23 févr. 2010, Assoc. AWSA France, no 1001134: «Au fond, la requérante ne démontre pas en quoi la délivrance d’un récépissé définitif au NPA porterait une atteinte grave et manifeste à une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; elle ne démontre pas en quoi la décision contestée porterait atteinte au principe d’égalité et à la liberté de conscience de ses membres ou des personnes visées par son objet, et aux électeurs de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur; elle ne démontre pas non plus en quoi la candidature porterait atteinte au droit à la sûreté par la violation de l’ordre public, ni en quoi cette candidature incriminée constituerait une menace pour ses membres ou des personnes visées dans son objet. Le principe de laïcité ne fait pas obstacle à la candidature de la personne concernée».

 

[64] Affaire de la crèche « Baby Loup » qui provoque une polémique concernant la HALDE qui avait dénoncé le licenciement d’une femme « voilée », employée d’une crèche à statut privé. Au-delà de la polémique un peu forcée, l’affaire pose le problème de la limitation des libertés religieuses dans une entreprise privée. Les principes de laïcité « classique » ne sont d’aucune utilité pour régler le problème puisqu’ils prétendent s’appliquer uniquement à la sphère publique. Il est donc faux de dire à ce propos, comme le député Manuel Valls, « qu’on ne transige pas avec la laïcité ». http://www.besoindoptimisme.fr/blog/archives/579 . Le 12 Septembre 2011, la Cour d’appel de Versailles a validé le licenciement.

 

[65] La loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 (V. Dalloz actualité, 14 oct. 2010, obs. S. Lavric; V. égal, J.-D. Dreyfus). Dans sa décision validant cette loi, le Conseil Constitutionnel ne fait pas référence au principe de laïcité (7 octobre 2010).

 

[66] N. Sarkozy, Discours prononcé au Latran le 20 décembre 2007.

 

[67] In Libération, 23 mars 2011, p. 32

 

[68] Discours à Amiens le 16 février 2008, vidéo disponible sur http://www.dailymotion.com/video/x4gcpy_reaction-de-vincent-peillon-sur-la_news

 

[69] Dans ce discours, précité, le député européen semble exclure le protestantisme des rigueurs de la laïcité en raison « du libre examen ». Nous trouvons ici confirmation de l’idée selon laquelle la laïcité est, historiquement, principalement dirigée contre le catholicisme. L’affirmation que le protestantisme est parfaitement compatible avec la laïcité semble emprunter à Edgard Quinet qui pensait que les Anglais pouvaient accéder à la liberté en restant chrétiens, alors qu’en France, l’extermination du catholicisme, jugé incompatible avec la liberté, s’imposait. Remarquons que, dans la construction de Ferry, les protestants ont d’ailleurs joué un grand rôle, les différents directeurs des enseignements au ministère étaient protestants (Ferdinand Buisson, Louis Liard). La République radicale y placera des maçons.

 

[70] H. Peña-Ruiz, La Laïcité, Flammarion, 1998, voir l’introduction.

 

[71]Voir Ph. Némo: http://video.google.com/videoplay?docid=-338244856138007558&ei=2sneSZfQK4XK-AahoezGCw&q=%22philippe+nemo%22

 

[72] R. Camus, Esthétique de la solitude, POL, Paris, 1990, 16.

 

[73] E. Levinas, « Épreuves d’une pensée (1935-1939) », in Levinas, Cahier de l’Herne, sous la responsabilité de C. Valier et M. Abensour, L’Herne, 1991, 144.

 

[74] « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». M. Bloch, L’étrange défaite (1940), Gallimard, 1990, 198.

 

[75] On connaît l’opposition à la laïcité à la française du Chancelier Kohl qui, en 1995, dans l’affaire des crucifix bavarois, affirmait pour sa part que le christianisme est constitutif de la « culture allemande », et que le retrait des crucifix était à ses yeux inacceptable.

 

[76] L’idée, largement développée, que cette mention interdisait l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne est fausse. Il ne s’agissait pas de proclamer l’Europe chrétienne, ce qui eût été une absurdité, mais de souligner son origine culturelle.

 

[77] Émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture du 7 mai 2011, avec Denis Tillinac, disponible sur le site: http://www.franceculture.com/emission-repliques.html-0

 

[78] Lors des discussions sur la création du Liban Léon Blum, sans doute au nom de la laïcité, refusa la demande d’Émile Eddé de favoriser la constitution d’un foyer chrétien (parallèle au foyer juif) au Proche-Orient. Dans le même sens, la France refusa de ratifier le « Traité d’Amitié et d’Alliance » du 13 novembre 1936. Les lettres échangées à l’occasion de ce traité étaient considérées comme la base juridique de la répartition des fonctions publiques entre les différentes communautés dans l’administration libanaise ; l’idée de réserver certaines fonctions aux adeptes de certaines religions était trop loin de la conception française de la religion réservée à la vie privée. C’était pourtant la condition de la paix dans ce nouvel état complexe.

 

[79] Ce qui peut expliquer que, pour beaucoup, les religions peu portées sur la spiritualité, religions de marchands disent certains, comme le protestantisme « classique » et l’Islam, (hors des courants comme le soufisme) ont longtemps été considérées comme pratiquement compatibles avec la laïcité. Sur l’alliance objective entre protestantisme et islamisme, voir les remarques fortes – et méritant intérêt mais aussi nuances – de Richard Millet (Richard Millet, Fatigue du sens, Pierre Guillaume de Roux, Paris, 2011), 93 sq.

 

[80] « Mais nous sommes en France, autrefois fille aînée de l’Église, aujourd’hui hypermarché des Droits de l’Homme, parmi le peuple le moins tolérant et le moins cultivé du monde occidental » R. Millet, Arguments d’un désespoir contemporain, Hermann, Paris, 2011.

 

[81] M. Horkheimer, T.W. Adorno, La dialectique de la Raison, op.cit., 21.

 

[82] Op. cit., p. 27.

 

[83] Voir S. Epstein, Les dreyfusards sous l’Occupation, Albin Michel, Paris, 2001, et S. Epstein, Un paradoxe français, antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la résistance, Albin Michel, Paris, 2008.

 

[84] K. Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843.